#1 L'empereur manchot d'Atacama

#1 L'empereur manchot d'Atacama

Dans le désert le plus aride du monde, le romantisme prit une forme pour le moins inédite !

Margaux

Margaux

Patronne de cette plateforme, Rédactrice / prof indépendante de langues. 1m70, 56kg, Lion ascendant cancer…

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Caldera, Chili.

Il est devenu urgent d'alléger mon sac à dos. Cela fait un moment que je repousse cette besogne fastidieuse, mais les transports en commun sporadiques du désert d’Atacama m’ont convaincu de la l'importance de la tâche. Je ne repartirai pas de cette ville avec la même charge sur le dos. Seulement, ce travail, apparemment enfantin, s’avère d’une complexité étonnante. Il faut une dose généreuse de réflexion et d’anticipation avant d’abandonner pour toujours un des rares objets que j’ai en ma possession. Cette veste ne m’a plus servi depuis au moins quatre mois, mais si je rejoins prochainement les montagnes boliviennes, il va faire froid. Le plus compliqué, c’est qu'il n'y a jamais rien de fondamentalement lourd dans un sac à dos. Mis à part le shampoing plein, ou la paire de chaussures supplémentaires que je n’ai jamais eu, on se retrouve vite à devoir considérer l’abandon de t-shirts, barrettes et tubes de mascara. On a bien souvent le réflexe de tout garder car se débarrasser d’une pince à cheveux et d’un eye-liner parait bien peu pertinent dans la lutte contre le poids. Cependant, c’est bien là, l’art de la chose, tout est dans le nombre des objets que l’on quitte, gramme par gramme, sans commettre l’impair de se séparer de choses dont on aura vite besoin. Bref, voilà un rapide tableau de cette mission à la fois ardue et grotesque. 

Je ne sais depuis combien de temps je suis assise en tailleur sur le sol de la chambre commune de mon auberge, à trier des culottes. J’ai enfin devant moi un petit tas de choses dont je vais me débarrasser. Je suis prête à repartir, mon bus pour la prochaine destination quittera bientôt la gare. On frappe à la porte ouverte de ma chambre. Je lève le nez, dans son encadrure m’apparaissent les gracieux contours du responsable de l'établissement. C’est un Chilien d’une trentaine d’années, la peau matte, les épaules larges, les traits bien dessinés, les yeux brillants, le physique du parfait tombeur que, d'ailleurs, il est. 

“ C’est bientôt l’heure du départ ? me demande-t-il.

— oui, dans une heure.” 

Il a la mine basse et le regard éteint. Pendant un moment, il fixe le vague dans un coin de la pièce, immobile et silencieux. 

Je profite de ce temps mort pour imaginer le carnage sentimental qui aurait éclaboussé les murs de ces lieux, si j’avais eu mes vingt ans et la piètre maturité émotionnelle de cette époque. J’aurai succombé, comme toutes les autres. La tragédie romantique est trop bien ficelée, l’acteur principal bien trop irrésistible. D’ailleurs, ai-je réellement résisté ? Je crois que j’ai fait tomber une petite barrière car sa gestion de la frustration m’a émue. Le rejet a donné à ce Don Juan des allures empruntées d’enfant puni. C’est dans cette candeur et l’expression de cette faiblesse qu'il m’a touchée. Il est évident que le “non”, pour un tombeur, est une source intarissable de frustration, et il semble qu’à lui, peu de voyageuses avaient dû se refuser. L'obsession amoureuse générée par le refus à quelque chose d’émouvant, bien que ça n’ait  rien de personnel. À ma place aurait pu se trouver n’importe qu’elle autre jeune femme, il s’agit d’une recette dont la fille est un ingrédient interchangeable. Et pourtant, on jouit toujours un peu de ce rôle par procuration. Il aurait fallu que je cède pour briser le charme aussi sèchement qu’un verre sur le carrelage. Si je m’étais offerte, cela aurait, dès le premier soir, coupé court au mélodrame. Mon corps et ma personne auraient sombré dans la fosse du désintérêt où reposent toutes ses autres conquêtes. “Suis moi je te fuis, fuis moi, je te suis.” Quel classique ! Je connais le mécanisme, je vois les ficelles. Je trouve quand même quelque chose de touchant dans l’expression de la frustration du non car il en naît une douceur et un attachement authentique en cela que le souffrant est inconscient de son état. Il est à ce moment persuadé de ses doux sentiments, et de fait très persuasif pour la profane en histoire d’amour. Pour le plaisir, en actrice avertie aux plumes bien accrochées, je jouai quand même une scène ou deux. Celle de la main qui se perd dans la sienne, une étreinte un peu trop longue pour se dire bonne nuit, et un baiser volé entre deux portes. Qu’on me juge ! C’est doux de se sentir aimé, même si c’est un charme prêt à rompre, l’intention amoureuse derrière l’étreinte existe réellement à l’instant T. 

“Viens avec moi, je voudrais te donner quelque chose.”

Je me redresse sur mes jambes et prend la main qu’il me tend. Il m’entraine vers le bureau de l’accueil, nous passons derrière le comptoir, il ramasse quelque chose qu’il gardait près de son ordinateur, retourne la paume de ma main et y dépose son offrande. Il s’agit de deux cailloux de bonne taille et d’une grosse pierre. Un rapide calcul de mon bras tendu estime le cadeau à un bon kilo. Je plante des yeux interrogatoires dans les siens. Il m’explique qu’il s’agit de minéraux typiques du Chili qu’il s’est donné la peine d’aller ramasser spécialement pour moi. Pendant quelques secondes d’un silence sûrement gênant, je me demande si c’est vrai. Puis je l’imagine, le nez au sol, les bras dans le dos, tel un manchot empereur en période de reproduction, affairé à la recherche du parfait cailloux pour la réussite de son accouplement. Je n’ai pas l’occasion de croire à une blague, car sa mine cafardeuse reflète un légitime regret lié à mon départ. C’est donc sérieusement que quelque part sur terre, un homme a offert un kilo de cailloux à une baroudeuse en sac à dos. 

Je n’ai jamais réussi à me résoudre à me débarrasser de ce poids de minéraux, ce qui me valu l’abandon d’une quantité non négligeable de culottes et de pinces à cheveux. À de nombreuses reprises, je faillis, mais toujours mes principes et ma conscience me forcèrent à demeurer dans l'embarras. Un cadeau est sacré, surtout lorsqu’il est accompagné d’une douce intention.   

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