#1 une découverte saugrenue
Il n’y a que du noir, des rizières et le vrombissement de la jungle qui ne dort jamais.
Cela fait plusieurs heures que nous tentons désespérément de mettre fin à cette journée éprouvante sur les routes assommantes du Vietnam. Il me semble que la selle de mon scooter ne fait plus qu’un avec la peau de mes fesses. Mes mains douloureuses ont la souplesse du bois flotté autour de mon guidon. Les routes dangereuses du pays défilent mollement sous la lumière jaune de nos vieux phares. Rien, toujours rien. Pas une auberge ni un vendeur de bánh mì¹. En fait, pas même un village. Il n’y a que du noir, des rizières et le vrombissement de la jungle qui ne dort jamais.
Soudain, la nuit est transpercée par de la musique. Nous nous stationnons un moment en bordure de jungle pour écouter. Il y a quelque part, au devant, un puissant système de son qui crache une musique aussi dynamique que saturée. À en juger par le volume et le piètre organe vocal qui s’égosille sur les notes, il s‘agit d’un karaoké. S’il y a un bar karaoké, il y a un village, s’il y a un village, il y a sûrement de quoi manger et dormir. C’est pleins d’espoir que nous roulons grossièrement vers le son. Nous nous arrêtons souvent pour éteindre nos moteurs et contrôler que nous nous rapprochons bien de la fête. Bientôt, les lumières timides d’un petit village se dessinent dans le noir. Encore quelques mètres et le volume hallucinant de la musique couvre celui nos de moteurs. Au sol, la route est de terre et sur les côtés, les maisons endormies sont de bric et de brac. Les ruelles sont désertes, il n’y a aucun commerce, ce n’est qu’un frêle conglomérat de modestes habitations larguées dans la jungle, le terme “village” ne saurait être que flatteusement emprunté. Au bout d’un sentier, de la lumière s'échappe d’entre quatre murs de béton pour venir balayer un perron de ciment et un peu du sentier qui lui fait face. La musique qui s’en échappe est assourdissante, c’est manifestement dans ce modeste établissement que se déroule la fête. Encore quelques mètres et nos yeux découvrent, non pas l'agglutination d’une vingtaine de Vietnamiens ivres morts, assis autour d’une girafe de bière, attendant chacun leur tour pour miauler faux dans le micro de l’établissement de karaoké, non. Mais le spectacle d’un vieil homme assit à la table de sa salle à manger, micro à la main, qui hurle les paroles d’une chanson locale. Le son saturé que crache son enceinte est si puissant qu’il me semble qu’on me gratte les tympans avec des chardons. Derrière le papi, sa femme est assise sur un canapé et regarde un programme télé avec les sous-titres. Un chien est allongé à ses pieds, les yeux fermés, probablement complètement sourd, ou décédé. Quelques secondes d’hébétement figent notre présence impudique dans le salon de ces inconnus. Finalement, une pression automate de la manette des gaz emporte presque involontairement notre stupeur dans la nuit.
Il n’y a rien d’autre ici qu'un grand-père qui sonorise l’assemblée patiente, sourde ou décédée, de ses voisins.
1 bánh mì : Spécialité culinaire vietnamienne, le bánh mì est un sandwich préparé dans une baguette toujours croustillante, même au fin fond de la jungle, même sous la pluie. Il est farcie d'une variété d'ingrédients, selon la demande, et il se trouve vouloir "immiter " le français : "pain de mie" dans sa prononciation. L'inspiration pour le nom, ainsi que pour la croustillance parfaite, leur vient directement des français et de leur présence sur leur terre.
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Margaux
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