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#2 C’est occupé !
Lorsque madame, qui ne parle aucune des langues que je maitrise, revient avec sa théière, je lui mime fièrement l’envie pressante. Celle-ci tend simplement son bras vers quatre planches de bois percées d’une porte, au bout du ponton. Je m’y rend, ouvre la porte et ...
Pelabuhan Wakai, Ile togians, Sulawesi, Indonésie, juin 2018.
Je débarque dans un petit port blindé après douze heures passées en mer, entassée contre les autres passagers comme une cargaison négligeable, à bord d’une embarcation douteuse. Je suis en conflit avec ma vessie depuis que nous avons embarqué. Malgré ses redondants signaux d’alerte, je ne pus me résoudre à utiliser l’unique installation du navire. En effet, les passagers aussi malades que surnuméraires, s’étaient affairés à recouvrir l’humble trou faïencé, de vomi et de matières fécales, le tout arrosé de pipi. Il faut dire, à leur décharge, que viser un aussi petit trou avec une aussi grosse houle, n’est pas chose aisée. Je fus même incapable de souffrir l’idée de découvrir mes fesses dans cet immonde cagibi, de participer à ce tableau horrible au gré d’une houle écœurante, et de piétiner de mes semelles innocentes l’innommable revêtement organique. Pire, un haut le cœur rappela mon déjeuner à mon bon souvenir, à l’idée de glisser et de perdre l’équilibre. C’est donc la vessie pleine que je débarque au port. Je suis tout de suite ramassée par un pêcheur qui accepte de m'emmener sur la petite île où je cherche à me rendre. En revanche, le malin décide d’attendre de ramasser d’autres voyageurs pour remplir sa barque et ses poches. Il me dépose dans sa maison sur pilotis, nous traversons l’unique petite pièce, le plancher fatigué nous laisse entrevoir les poissons. Je dois attendre devant la cabane, sur le petit ponton, à côté de sa frêle embarcation. Sa femme prend tout de suite le relais et me propose du thé. J’accepte machinalement, ce qui fait dire à ma vessie que nous ne réussirons pas à atteindre bon port le froc sec. Je dois trouver une solution sur le champ. Lorsque madame, qui ne parle aucune des langues que je maitrise, revient avec sa théière, je lui mime fièrement l’envie pressante. Celle-ci tend simplement son bras vers quatre planches de bois percées d’une porte, au bout du ponton. Je m’y rend, ouvre la porte et découvre de classiques toilettes turc très sales. Il y a un seau en plastique pour la chasse qui s’écoule directement dans la mer qu’elle surplombe, et une quantité non négligeable de merdier partiellement emballé dans des sacs en jute et des paniers en osier. Ce sont là des standards suffisamment luxueux pour ma modeste vessie. Cependant, au plus grand désespoir de mes sphincters, l’entreprise est à nouveau avortée. En effet, l’endroit est manifestement occupé. Quatre poules perchent tout autour du petit coin. Deux d’entre elles se tiennent sur une planche près du trou, une autre sur le tas de merdiers… même avec souplesse et imagination, il me faudrait en prendre une sur les genoux pendant que j’éclabousserais l’autre. D’un stoïque remarquable, les quatre bêtes me regardent l’air de dire : “On peut faire quelque chose pour vous ?
— Bonne journée mesdames !” M’entends-je leur lancer avant de refermer la porte.
Ma vessie se videra une heure plus tard dans mon pantalon. J’ai tout de même attendu le moment d'accoster sur mon île sans port ni ponton. Cela m’a pour une fois bien rendu service de devoir faire les cents derniers mètres jusqu’à la plage, immergée dans l’eau de mer jusqu’à la ceinture.
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Margaux
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Découvrez La terre des poules
Un recueil d'aventures extravagantes mais véridiques, au fil des pages duquel on frissonne, on rit, on se cultive, mais surtout, on voyage.
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