Père Noël en claquettes et rhum coca en canette
Ici, à 16 634 km des tartines de foie gras de ma mère, la saison de Noël n’est pas annoncée par le crissement cotonneux des bottes qui s’enfoncent sur un tapis de flocons, mais par le battement des semelles de caoutchouc qui giflent leurs talons.
Le premier Noël que je passai loin de ma famille, à 18 973 kilomètres de ma terre natale pour être stupidement précise, fut plutôt, disons… insubstantiel. À commencer par ma propre personne. Je n’étais ni vieille ni jeune, plus une enfant mais pas tout à fait une adulte, d’un caractère encore informe et dépourvu d’idées arrêtées. Les côtes océaniques de la Nouvelle-Zélande étaient balayées d’un vent ni froid ni chaud, la météo semblait indécise et des vagues grises déferlaient mécaniquement sur le sable brun d’une plage sans saison.
La soirée de Noël se déroula à l'abri d’une grotte, en petit comité avec une paire d’amis fraichement rencontrés et un couple d'Autrichiens dont j’ai oublié le nom. Leurs visages se seraient abîmés dans le grenier de ma mémoire s’il n’y avait pas eu quelques photos de prises. Ce fut une excellente soirée en bonne compagnie, et le luxe rare du champagne et des mets raffinés que nous avions partagés auraient dû simplement me ravir si je n’avais pas été aussi servie de cette désagréable sensation de manquer. C’était comme une démangeaison de l’esprit. J’étais “ici et maintenant” mais également sur la chaise vide laissée à la table de Noël de mes parents, à 18 973 kilomètres pour être inutilement précise. Nous décidions de dormir à même le sable, sur le sol de la grotte immense au centre de laquelle un grand feu flamboyait.
Nous dormîmes d’un sommeil en pointillé à cause des bêlements déchirants d’un mouton maladroit tombé sur une corniche de la haute falaise qui domine la plage. Nous fûmes d’ailleurs tenus en haleine une bonne partie de la soirée par le suspense qu’avait créé l’issue de son malheur. D’autre part, le matelas de sable ne s’avéra pas aussi douillet que nous l’avions imaginé. En fait, il fut aussi sévère avec nos membres que l’aurait été le bois d’un plancher rustique. Je ne retins nullement la leçon et l’erreur fut reproduite à de nombreuses reprises.
Au matin, nous fûmes tirés de notre douloureux sommeil par le rugissement éraillé d’une paire de moteurs. Deux quads décrivaient des cercles autour de nos couches avec, sur leur dos, deux conducteurs nullement perturbés par notre présence, ni par l’écho infernal que leurs machines jetaient sur les parois de la grotte.
Ainsi se déroula ce premier matin de Noël. Dehors, le sable s’humidifiait d’un crachin obstiné déversé en continu par des cieux gris.
J’ai ressenti l’esprit de Noël de manière plus nette lors de ma deuxième célébration du bout du monde. À 16 802 km de ma terre natale, pour être obstinément précise. Mais ce ne fut pas heureux pour autant. En ce 24 décembre, Sydney brûlait d’un soleil rageur. Je venais de passer la journée affairée au nettoyage des congélateurs du restaurant qui m’embauchait. Cette tâche aussi ingrate que chronophage m’avait tout à coup parue essentielle en ces temps de canicule.
“Ça sent Noël”, avait annoncé un client au t-shirt oréolé de sueur.
Dans les rues et les vitrines des magasins, on voyait des guirlandes et des sujets de Noël. Cependant, tout ce petit monde, y compris le père Noël lui-même, arborait des tongues et des shorts. Sur les cartes postales qui souhaitent de joyeuses fêtes à quiconque les recevrait, on pouvait voir des rennes allongés sur des serviettes de plage, ou bien des pères Noël en maillot de bain surfant sur les vagues avec une hote dans le dos et des lunettes de soleil sur le nez. Dans les centres commerciaux, les grands sapins étaient parés de tongues multicolores.
“Joyeux Noël ! Entendait-on partout sur les plages, mêlé à l’odeur suave des produits solaires au monoï.
Cette année-là, j’assistais à un repas de Noël avec ma patronne et amie, ainsi que d’autres Européens expatriés. Ce fut pareil à une insipide reproduction de l’évènement original, comme le deuxième volet outrageux d’un blockbuster qu’on avait adoré ; comme un morceau de techno bien lourd passé sur un vieux poste grésillant ; comme le Marilyn diptych de Warhol en noir et blanc ; comme une pâte à tartiner chocolat noisette qui se veut du Nutella ; comme un énorme steak mais de tofu… bref… je me jurais de ne plus jamais tenter de singer l’original. Il fallait le réinventer avec les nouveaux ingrédients à ma disposition. Il fallait faire quelque chose d'innovant et d’inattendu et créer des souvenirs bien plus mémorables qu’un long repas autour d’une table. C’était évident ! C’est pourquoi je ne me suis pas comprise lorsque l’année suivante, à Melbourne, j'acceptai l’invitation de mon patron à venir dans sa famille pour Noël. Sans doute car il était un personnage haut en couleurs, comme d’ailleurs tout Australien rural lambda depuis la perspective d’un Français. Ou bien peut-être ne sais-je pas dire non.