Margaux Margaux

L'homme qui voulait changer de vie

Les yeux des badauds sont braqués sur la scène, les surfeurs se sont arrêtés et chacun rend grâce à ce moment sublime, enveloppé par le souffle tiède de l’été éternel. Je tourne la tête vers l’homme qui voulait changer de vie. — Il vaut peut-être mieux être pauvre au soleil, mon ami.

L'homme qui voulait changer de vie

Plage de Kuta, Bali, Indonésie. 

J’ai rencontré ce jeune homme il y a quelques années sur une plage balinaise. Au début, j'étais sa cliente, j’avais choisi une de ses chaises en plastique sur la plage et je célébrais mon arrivée sur l'île avec les bières fraîches de sa glacière. 

Au fil de nos discussions, j’apprends qu’il est professeur de surf et que lorsqu’il ne donne pas de leçons, il vend des bières sur la plage.

Quelques instants plus tard, voilà qu’il ne souhaite plus que je paie pour les Bintang et il propose même de m'initier au surf gratuitement.
J’aime à penser que je suis devenue son amie, mais l’histoire me donnera tort, évidemment. 
Nous abordons des sujets plus personnels et il me confie son envie de changer de vie.
— Tiens …
Ce grand et beau jeune homme cultive son bronzage et manifeste une grande fierté pour ses bouclettes blondies par le soleil. Il m’a longuement expliqué sa passion pour le surf et s’est abondamment vanté d’avoir du succès auprès des femmes, ce que je n’ai pu m’empêcher de juger fort maladroit. Peut-être a-t-il d’autres passions non exploitées vers lesquelles il voulait orienter sa vie future ? 
— Non, ce n’est pas ça.
Il est satisfait de son activité et n'éprouve aucune frustration à ce sujet. Peut-être alors ne gagne-t-il pas assez d’argent ? On touche du doigt quelque chose, mais là encore, il peut subvenir à ses besoins, sortir avec ses amis et il vit dans une maison honnête près de la plage. À ce stade, je dénombre plus d’amis prêts à prendre sa place que je ne peux en compter avec les doigts de mes mains doublés de ceux de mes pieds.
— Je voudrais échanger ma vie avec la tienne et vivre en France.
— Quelle drôle d'idée. Pense-je subitement, ingénue.
J’aime beaucoup mon pays moi aussi, trois mois sur douze, puisque je déteste avoir froid. C’est un pays remarquable et je ne me plaindrai jamais que la naissance m’ait offert ses superbes terres et ce passeport tellement pratique, mais la classe moyenne par chez moi ne vit pas en slip sur la plage douze mois par an à picoler de la bière avec les clients, finis-je par lui expliquer. 
Il a trente ans, aucun diplôme, pas de compétences particulières mis à part le surf, et il ne parle pas un mot de français. Il insiste, venir vivre en France serait pour lui et aux yeux de sa famille, une réussite.
— Même si tu devais y être malheureux ?
Je lui explique l’hiver, les HLM, les barres d’immeubles et les cités, ainsi que la difficulté d'être propriétaire de ses murs et le luxe que représente une maison près de la mer. Il me dévisage l’air perplexe, pendant que je m’affaire à piétiner son rêve. Je reprends :
— Il faut un diplôme pour enseigner le surf légalement, il te faut aussi un permis pour vendre de l’alcool. Si tu veux faire ça toute l'année, il te faudra être sacrément acharné, parce que la plupart du temps les températures ne dépasseront pas les huit degrés.
— Vraiment ? Me questionne-t-il en écarquillant les yeux.
— Tu t’es renseigné sur la France ? Tu as une idée de ce que tu vas faire là-bas ?
— Non…
Tout ce qu’il sait est le prestige, et briller auprès des siens c’est important. C’est sans vraiment y avoir réfléchi que je lui inflige une nouvelle perspective désagréable. C'est presque comme un réflexe. Le même que celui dont on est piqué lorsqu’un enfant se met debout sur une table avec un linge sur les épaules et vous annonce qu’il va voler. On éructe malgré nous : “Tu vas tomber !”
Après un court moment de silence, il reprend.
— Oui mais, vous pouvez voyager, moi je suis coincé sur cette île. Le passeport indonésien n'est pas bon et avec le salaire minimum il faudrait des années pour pouvoir acheter un billet d'avion.
Un point pour lui.
— Il y a plein de Français qui n'ont jamais vu la mer parce que même un billet de train pour la première côte française est trop cher pour eux. On peut tous voyager en théorie, oui. Nos passeports nous le permettent, pas nos comptes en banque.
Je ne sais pas s’il m’a écouté, il a les yeux dans le vague et semble penser à autre chose.

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