
L’homme au camping-car
Rencontre d'un homme qui avait tiré les mauvais traits et le mauvais numéro.
Il nous est apparu dans l’encadrure en pierres brutes de la porte du salon. Ses épaules carrées se confondaient avec l’architecture austère de la bâtisse, son ventre arrondie avec les moulures du plafond. C’est à peine si l’on distinguait le Yorkshire au creux de ses bras, tant il semblait n’être qu’une tâche sur une peinture rupestre. Immobile comme un roc, une moue bougonne gravée dans le marbre de son visage, il ne prononça pas un mot, ni ne défroissa un pli du coin de ses lèvres lorsqu’il nous rendit notre salut d’un hochement de tête. Il éructa une réprimande à son chien, beaucoup plus loquace que lui. La boule de poils effrontée continua de plus belle ses vocalises aiguës. Après une seconde tentative de corrections inutiles, le maître, agacé, finit par abandonner la bête au sol. Privée de son piédestal, la petite chose se tue et détala dans le couloir.
Sa femme, qui venait de nous faire rentrer, nous arracha à cette scène en nous faisant signe de la suivre. La visite des lieux se poursuivit dans son sillage.
Une présentation exhaustive du petit manoir nous fut dispensée. Toutes les pièces nous furent introduites, bien que seulement deux d'entre elles nous concernaient. Nous trouvâmes finalement nos appartements au dernier étage de la demeure, sous les toits.
Après une douche rapide, nous partîmes, Antonin et moi-même, traiter les affaires qui nous avaient amenées ici.
Nos pas hasardeux sur les marches grinçantes du logis firent aussitôt apparaitre le petit bout de femme énergique. Elle nous escorta jusqu’à la sortie tout en nous donnant les directives à suivre pour notre retour. Les instructions pour le petit déjeuner nous furent chantées sur le pas de la porte, son grand sourire accompagna notre départ et un simple claquement de doigt en direction du Yorkshire suffit à le faire immédiatement retourner à l'intérieur. Ses petits signes frénétiques de la main nous escortèrent jusqu’au portail en fer forgé de son jardin.
Le matin suivant, nous rejoignîmes la salle à manger dans le créneau horaire qui nous avait été indiqué.
“Ma femme n’est pas là, elle a un rendez-vous.” Nous adressa le menhir comme toute salutation.
Puis, il entreprit, d’un ton automate, de nous dispenser les consignes du petit déjeuner que sa femme avait dû lui transmettre. Ensuite, il resta planté là, comme un Moaï sur l'île de Pâques. Quelques douloureuses secondes s’égrainèrent. Ce fut assez long pour que l’idée de devoir manger sous le poids lourd de son regard me vienne à l’esprit. Mais il finit par faire à nouveau vibrer l’air avec une question machinale sur notre prochaine destination. Il s’agissait là du premier pas pour tirer le rideau final sur notre interaction sociale. Il cherchait sans doute à amener les conditions syntaxiques propices au “bon voyage” qu’il nous lancerait sans cœur, avant de disparaître. D’ailleurs, son pied droit avait déjà quitté la salle. Ce n’est qu’une moitié d’hôte qui m’écouta lui raconter que nous allions aller récupérer notre véhicule aménagé déposé la veille dans un atelier. Ses épaules voûtées se redressèrent aussitôt, ses yeux s’arrondirent, nous laissant entrevoir leur couleur pour la première fois.
“Vous avez un camping-car ?” s'extasia-t-il.
Je sus immédiatement qu’il ne s’agissait pas d’une question, mais d’une introduction. Non, nous n’avions pas de camping-car, mais cela ne changerait rien, lui en avait un, et nous allions en entendre parler.
“Non, on a un Sprinter 4x4, un vieux modèle un peu rare qu’on a aménagé nous-mêmes” répond Antonin, fier de son bien.
— Moi, j’avais un camping-car, c’était pas un 4x4, mais on bourlinguait sacrément avec quand même ! — Répond l’homme, sans surprise.
— Ah bon ? C’était quel modèle ? Embraye Antonin, toujours honnêtement intéressé.”
L’homme au camping-car avait resurgi dans la pièce, son corps était animé de mille petites secousses de vie tandis qu’il décrivait son bolide. Mon dos les écoutait vaguement, j’en profitais pour me servir un café et un croissant au buffet du petit déjeuner.
“Et il est où ce camping-car maintenant ? Questionnais-je à mon retour près d’eux.
— Ah ! jeta-t-il, un sourire résiduel mourant au bord des lèvres. Son regard tomba au sol, son oreille gauche s’inclina vers son épaule, comme si cette dernière lui chuchotait quelque chose, et son bras droit s’éleva vainement dans l’air, comme battant une mesure muette. On l’a vendu ! C’est fini ce temps-là !”
Je pris le temps d’apprécier une gorgée de mon café. On entendit plus que les mouches voler, puis le son de ma tasse tinter dans l’assiette. Enfin, je concédai à lui donner la réplique qu’il espérait.
“Vous avez fait quoi avec ce camping-car, j’imagine que vous n’étiez pas coutumier du camping des flots bleu, si ?”
C’était parti, la machine à remonter le temps était lancée, les anecdotes fusèrent avec passion. Son visage s’animait d’expressions et de souplesse dont on ne l’aurait pas cru capable. Ses mains, soudain vivantes, parlaient autant que ses lèvres. Son corps tout entier passait d’une jambe à l’autre dans une danse des souvenirs, sur le rythme mélodique de son passé. De la bouillie bordelaise, il utilisait ce mélange de sulfate de cuivre et de chaux, d’ordinaire utilisé pour prévenir le mildiou de la vigne, en remplacement du produit pour WC chimique de camping-car, introuvable en Russie. Ils avaient bien cru se faire dépouiller par des pirates embusqués en Mauritanie, lors de leur traversée pour rejoindre le Sénégal.
“Ha ! Les petits vieux de notre convoi s'étaient fait dessus !” Commenta-t-il, les yeux tournés vers le moment.
Il avait monté sa compagnie d’excursion en camping-car et il emmenait des équipes de retraités à travers le monde, très loin des flots bleus, sur des itinéraires improbables. S’ils avaient attendu la fin de leur vie pour commencer à vivre, ces petits vieux là n’avaient pas été déçus !
Nous rîmes à l’idée d’une équipe d'octogénaires bravant les dangers des routes les plus extrêmes, dans leur camping-car. Pourtant, il nous assura en avoir baladé des convois entiers, bien au-delà des zones d’émissions de l’inspecteur Derrick.
“Ils faisaient ce que je leur disais de faire, et tout se passait bien !”
Son visage albâtre s’était illuminé des couleurs du passé. Il irradiait au centre de la pièce terne. Il nous sembla être soudain devenu intime avec cet inconnu qui ne l’était plus.
“Pourquoi avez-vous vendu le camping-car ? Pourquoi est-ce que tout ça s’est arrêté ?” Eu-je l’envie de savoir, le sachant pourtant déjà.
Il eut l’expression de l’évidence mais le verbe coupé court. Son corps se raidit à nouveau, sa lumière se dissipa. Son regard moins vif se perdit aux cieux, ses cordes vocales vibrèrent en vain, il finit par souffler bruyamment son hébétude par le nez, avant de répondre :
“Il y a un temps pour tout.”
Puis ses yeux avides retournèrent se perdre dans la nostalgie de ses souvenirs.
Nous observâmes un bref instant de silence, comme un hommage rendu aux passions enterrées de cet homme résigné.
“Et maintenant, c’est le temps de quoi ?” Le questionnai-je, non sans une certaine taquinerie. Il nous fit signe de nous lever et de le suivre. Nous l’escortons jusqu’à la baie vitrée qu’il n’ouvre pas. Le nez collé à la vitre, nous découvrons un jardin potager qu’il nous commente.
“Là, j’ai mes plants de tomates. Bon, ce n'est pas la saison. Là, ce sont les citrouilles. C’est facile à vivre une citrouille, ça pousse très bien, ça ne demande pas grand-chose.
Le problème ici, ce sont ces saloperies d’escargots. Ils me bouffent tout. Ils me font de la dentelle dans mes salades. J’essaie tous les jours des stratagèmes nouveaux, mais ces saletés ne veulent rien entendre. Cette année, j'ai suspendu mes fraises sur des jardinières, j’ai gagné une bataille, mais pas cette putain de guerre, je vous le dis.
— Vous avez essayé le sel ou le poison ?
— J’ai pensé à des choses radicales, oui, mais le problème, c’est ce qu’on va léguer. Si j’altère la qualité du sol, il risque de ne plus rien pousser dans ce jardin.”
Pendant un court instant, d’un silence épais, nous observâmes, muets, le potager enveloppé de la brume d’un matin froid. Il reprend :
“J’ai deux enfants. Deux filles. Une de votre âge et une un peu plus jeune. Elles viennent encore presque tous les week-ends. Je leur donne mes légumes mûrs. J’y tiens à ce jardin. C’est un équilibre fragile. Il faut dire que ces saloperies de mollusques ne me rendent pas la tâche facile.”
La porte claqua dans l’entrée, nos regards se détournèrent des ronds de buée que nous avions créés sur la baie vitrée.
“Il est déjà 11 h 00 ? S’étonne le baroudeur repenti. Je n’ai pas vu le temps passer !
Une voix s’élève depuis le couloir de l’entrée.
“Tes bottes ! Merde ! Tu as encore rentré plein de terre dans la maison. Laisse-moi ces machins devant la porte ! Tu me rentres tout ton jardin dans la baraque !”
La bonne femme agacée, continua à marmonner indistinctement. On entendait plus que le bourdonnement confus de sa voix et ses pas qui résonnaient. Son arrivée nous avait coupé net. Le salon de projection du film d’aventures s’était brusquement transformé en salle d’attente et nous attendions après elle, figés dans son salon. Lorsqu’elle passa le nez par la porte, elle eut un bond de surprise.
“Mon Dieu ! Je pensais que vous étiez partis ! Excusez-moi !”
Pendant un instant, je redoutai une sanction. Nous avons dépassé l’heure de départ. Le mari se justifie pour nous :
“On parlait d’aventures ! Ce sont des voyageurs eux aussi.
— Ah ! L'interrompit-elle. J’espère qu’il ne vous a pas saoulé avec toutes ses histoires.
— Au contraire.” M’entends-je lui répondre.
Je ramassai ma veste sur le dossier d’une de ses chaises, le bout de bonne femme s’affairait déjà au ménage. Elle valsait entre sa table et son buffet, et tout autour des racines de son mari, planté dans la pièce comme un vieux chêne.
“Vous avez fait les quatre cents coups en camping-car vous aussi ?” M’aventurai-je à la questionner.
Je ne voyais d’elle que son dos et le carré blond de ses cheveux. Ses gestes ralentirent, ses épaules tombèrent d’un étage, ses mains abandonnèrent une pile d’assiette. Elle tourna vers moi une moue blasée, ses sourcils arqués aux cieux froissaient la peau de son front, ses yeux ronds comme ceux d’une chouette avaient roulé dans leur cavité. Un soupir d’introduction décolla ses lèvres pincées.
“Ah ! Oui, ça, on a bourlingué, oui ! On en a fait des choses, dans notre jeunesse.”
Elle adressa un petit hochement de tête complice à son mari qui se tenait dans son dos, les lèvres pincées dans un ersatz de sourire. Elle ne chercha pas son regard avant de conclure :
“Et puis, il a fallu vendre le camping-car. Avec l’arrivée des filles et l’achat de la maison, c’était le moment d’autre chose.
— Oui, il y a un temps pour tout” corrobore soudain le végétal, enraciné derrière sa femme.
Peut-être qu’il existe quelque chose de bon, et de commun, entre la dévotion, les grands principes, le sens des responsabilités, ou bien le syndrome de Stockholm. On n’y connaît un certain type de réconfort, celui de vivre dans la liberté de ses souvenirs et l’illusion de son futur, et puis l’amour, ou bien son mirage. Et ainsi s'égrènent les saisons, derrière les baies vitrées fermées. Et ainsi coule la vie dans son lit tranquille, entre les doigts fatalistes.
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"La terre des poules" enfin dispo !
Un recueil d'aventures extravagantes mais véridiques, au fil des pages duquel on frissonne, on rit, on se cultive, mais surtout, on voyage.
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