
Les monstres du bush 1/2
Dans ma collection de fausses bonnes idées qui finissent mal, ou du moins pas très bien, on retrouve listé : “faire du stop dans le désert”. Non pas car l’idée est intrinsèquement mauvaise, ou bien car l’histoire ne se déroula pas comme prévu. Non, mais bien l'addition de ces deux choses-là.
Darwin, 2017
Je suis sur le point de perdre mon visa car je ne trouve pas de travail éligible pour son renouvellement. Ce n’est plus la saison de rien, et Darwin n’est assurément pas l’endroit idéal. Mis à part des boulots dans les exploitations de bananes, pour lesquels les embauches commencent à partir de 1,80 mètre pour 80 kilos.
Mon compte en banque souffre également énormément de ce contre-temps. Ce matin, je me lève dans la petite chambre miteuse du backpacker le moins cher de Darwin, avec une idée fixe. On va aller vivre chez un couple de vegans, versé dans le yoga et la méditation. Ils nous ouvrent leur porte, nous nourrissent et nous blanchissent contre quatre heures de travail par jour. Voilà qui réglerait le problème de compte en banque. Et dans cette sérénité que promet le yoga et la méditation, je pourrais chercher un emploi sans risquer l’ulcère.
Je réveille mon acolyte, Camilo, un Chilien de cinq ans mon cadet et lui expose le plan. Notre couple d'employeurs nous attend le soir même, à trois cent dix-sept kilomètres au sud, dans une ville perdue au milieu du désert. Nos comptes en banque ne nous laissent pas le choix, nous nous y rendrons en auto-stop.
Camilo objecte énergiquement, selon lui, l'idée est très mauvaise. Je lui propose alors de nous trouver une meilleure solution.
Nous marchons sur le bord de la route depuis dix minutes. Il faut atteindre la sortie de la ville pour rejoindre un spot pertinent pour commencer à lever le pouce. Nos sacs à dos fondent sur nos dos dans une soupe d’omoplates trop salée. Camilo râle. J'aperçois un caddie de supermarché sur le trottoir.
En Australie, ces objets ont la fonction de véhicules multi-usages. On s’en sert pour déplacer des collègues avinés, ou pour transporter des valises ou des sacs à dos. Un jour, j'ai été témoin d’un déménagement les incluant. Ils sont également parfois utilisés pour faire les courses, mais là aussi, l’usage est légèrement détourné. Si l’on vit au rez-de-jardin, ou que l’on a un ascenseur, le caddie peut être ramené jusque devant son frigo. Il sera ensuite simplement redescendu sur le trottoir, d’où il disparaîtra pendant la nuit, emporté vers de nouvelles aventures.
C’est donc en caddie que nous nous rendons jusqu’aux portes de la ville.
Nous sommes rapidement ramassés par un gros pick-up. Le type ne va évidemment pas jusqu’à notre destination, mais se propose de nous avancer. Nous acceptons. Dans le rétroviseur latéral, je jette un dernier coup d'œil au caddie qui reste sur place, dans l’attente d'une nouvelle mission à remplir.
Quelques kilomètres plus loin, nous sommes lâchés sur un bord de route infernal. C’est un embranchement entre deux voies rapides en sortie de courbe. Les voitures y passent à vive allure et ont à peine le temps de nous voir. Nous sommes en cuisson lente, en plein cagnard depuis plus de deux heures et nous n’avons plus d’eau. Le soleil faiblit, le trafic aussi. Enfin, une mère de famille pile à notre hauteur. Marche arrière de film d’action, nous sommes enveloppés dans un nuage de poussière. Elle crie :
“Hurry up ! Jump in !”
Dépêchez-vous, montez !
On se jette à l'intérieur du véhicule climatisé. Mes yeux roulent de plaisir dans leurs orbites, ma tête penche sur le côté, je tombe nez à nez avec un petit bonhomme de trois ans dans son siège auto. À l’avant, une fillette de six ans se contorsionne sur son siège pour mieux nous observer. Je lui souris et lui demande s' il y a une bouteille d’eau dans la voiture. Ses yeux s’arrondissent, le petit garçon se redresse sur son siège. Leur mère les rassure :
“C'est rien, tout va bien, ce sont des étrangers, ils viennent d'un autre pays, ils parlent une autre langue dans leur maison, alors ils ont un accent !"
Puis, elle me conseille de regarder au sol, derrière son siège. J’y trouve effectivement une bouteille que nous vidons.
“Vous ne devriez pas faire de l’auto-stop ici les enfants _ nous explique-t-elle _ C’est trop dangereux. Vous entrez dans l’outback, c’est le désert. Si vous disparaissez, personne ne vous retrouvera.” Elle nous observe dans son rétroviseur, les sourcils froncés. Je sens le regard brûlant de remontrances de Camilo se poser sur mon profil.
Quelques kilomètres plus loin, elle nous dépose dans une station service plantée au milieu des eucalyptus. Nous avons une heure devant nous avant la nuit. Personne ne s’arrête.
Au bout d’une demi-heure, la terre tremble, un grondement s’élève dans les airs. “Road train !” Me crie Camilo.
Nous nous reculons vivement dans le bush pour laisser place à ce monstre de la route qui passe à vive allure dans une gerbe infernale de poussière.
En Australie, il n’y a pas de rails, aussi, les trains de marchandises circulent sur les routes sous la forme de camions gigantesques d'environ 130 tonnes pour 50 mètres de long.
“J'ai un plan” déclare-je.
Camilo me regarde d’un air inquiet. Je l’entraine dans la station service et lui explique que nous allons demander une course directement aux clients qui s’y arrêteront. Cette approche plus personnelle nous assurera un succès certain.
Il y a très peu de clients, aucun de ces rares candidats ne projette de se rendre dans une direction arrangeante. Même l’employé de la station, qui ferme dans 20 minutes, habite à l’opposé.
Camilo et moi dégustons un café dans un gobelet en carton sur le parking de la station. Les lumières s'éteignent, l’employé termine son service d’un coup de clé dans la serrure, puis nous salue d’un : “hey” fuyant, tout en regagnant sa voiture. Il démarre et disparait. Nous voilà seuls dans le noir, quelque part au milieu du bush australien.
“Alors ? Quel est le plan ? Me demande Camilo sur un ton cynique.
— On campe
— Ah oui ? Parce que tu as prévu une tente ?
— Moi non, mais toi, oui.
— Tu savais que j’avais une tente ? Questionne-t-il presque déçu de louper une occasion supplémentaire de me prendre en défaut.
— Oui, tu m’as plusieurs fois parlé de ta tente, et je l’ai vue dans tes affaires.
— Donc depuis le début, tu savais qu’on allait peut-être devoir dormir sur le bord de la route ? Questionne-t-il nerveusement.
— Il faut être paré à toutes éventualités.” réponds-je simplement avec un petit sourire.
Il faut s’éloigner le plus possible de la route par sécurité. Aussi, nous nous enfonçons tout droit dans le bush, sous les eucalyptus.
Mon regard est attiré par de la lumière au loin, nous progressons droit dessus comme des papillons de nuit. C’est une baraque de bric et de broc, jumelée à une caravane rouillée et flanquée d’une paire d’épaves de voitures. J’ai vu des cabanons de jardin nettement plus flambants que cet amas de planches et de tôles. Plusieurs voix s’en échappent, nous restons à bonne distance et appelons :
“Hello ?” Pas de réponse.
Nous faisons le tour à pas de chat. La porte est ouverte, un halo de lumière balaie le perron de fortune et le rocking chair vide. Les voix proviennent d’un poste de télé qui hurle à l'intérieur. Là, sur le seuil de ce taudis qui s'érige comme un champignon sur les terres reculées du bush australien, je sens tout à coup mon estomac rétrécir. Il ne faut surtout pas surprendre le type qui vit ici, parce que d’habitude, il se balance sur sa chaise avec son fusil, une bière à la main et son vieux chien aux pieds, et quand il est bourré, il plombe sûrement tous les culs qui ne lui reviennent pas.
D'une voix peu vaillante, j’appelle à nouveau :
“Hello ?”
Bon, soit il n'est pas là, soit il est en coma éthylique devant sa télé. La poigne solide de ma propre trouille m'a saisie par l'encolure et m'empêche de m'approcher.
Sans avoir pu nous signaler, nous nous installons le plus loin possible de la baraque, cachés dans un petit coin de végétation. Celui que nous suposons être le propriétaire du terrain, et dont la simple idée nous angoisse, ne nous trouvera pas cette nuit. Demain matin, dès l’aurore, on détale de son terrain.
Suite et fin dans l'épisode 2, disponible lundi prochain dès 6 h 00 du matin.
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"La terre des poules" enfin dispo !
Un recueil d'aventures extravagantes mais véridiques, au fil des pages duquel on frissonne, on rit, on se cultive, mais surtout, on voyage.
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