Les Aborigènes du sous-sol
J’ai soudain l’intuition animale que je ne vais plus rien apprécier de ce qu’elle va continuer à me livrer. La torpeur me fait mettre un pied devant l’autre et je m’entends même la questionner : “Et où est cet enfant ? — Il est mort,” me répond-elle. Exactement, je ne m’attendais pas à mieux.


Coober Pedy, capitale mondiale de production d’opale.
C’est une ville minière qui a vu le jour en 1915 après que les Européens y ont découvert de l’opale en grande quantité. Avant cela, cette région désertique au climat extrême appartenait aux aborigènes, comme d’ailleurs la totalité de la terre d’en bas, “the land down under” : l’Australie.
Les blancs ne supportèrent pas les températures infernales qui affligent les reliefs du site, ils décidèrent d’aménager des mines et de construire des maisons troglodytes pour se protéger de la chaleur (48,3°C enregistrés en décembre 2019). Ce sont les aborigènes, sûrement un peu amusés, nonobstant les circonstances, qui donnèrent son nom à cette nouvelle ville qui naissait sous leurs yeux :
Coober Pedy, le trou de l’homme blanc.
Octobre 2017, dans ma traversée de l’Australie, du nord au sud, je passe par Coober Pedy avec deux très chers compagnons de voyage, Gaëtan et Pedro.
Nous coupons le moteur de notre Nissan Patrol et quittons l’habitacle. Comme l’essence est très couteuse dans le désert et les distances à parcourir, délirantes, nous n'eûmes pas le luxe d’utiliser la climatisation sur aucun des 2187 kilomètres parcourus depuis Darwin. Les 42 degrés qui nous enveloppent au sortir du véhicule sont, de fait, presque agréables, car ils sont moins pénibles que le vent brulant qui nous desséchait les joues dans l’habitacle. C’est un peu, si l’on voulait se représenter l’affaire d’une manière plus imagée, comme de rouler au vent d’une brassée de sèche-cheveux réglés au maximum de leur chaleur. À ce stade, il vaut mieux remonter les fenêtres. C’est d’ailleurs ce que nous fûmes souvent forcés de faire. Nous avons ce soir deux missions à accomplir à Coober Pedy, avant d’aller établir le campement quelque part dans le désert :
1- Trouver de l’eau et faire trainer l’affaire un maximum au rayon frais du magasin alimentaire.
2- Trouver de l’herbe.
En sortant de la supérette hors de prix de bord de route, nous nous mettons donc à la recherche des Aborigènes. Assez rapidement, nous croisons le chemin d’une jeune femme d’une trentaine d’années dans une robe longue à fleurs. Nous lui formulons notre requête. Celle-ci opine du chef et nous fait signe de lui emboiter le pas. Elle nous conduit à son frère, d’après elle, il aura surement quelque chose à nous vendre. En chemin, elle me complimente sur mes cheveux, sur mes vêtements et sur ma beauté. Je lui renvoie la pareille. Elle fait quelques pas de danse puis s’immobilise dans une pose de modèle de podium avant de me demander, l’air très sérieux, si elle pourrait devenir mannequin. Je souris et explique que rien n’est impossible à celui dont le courage et la motivation est sans faille. Ses yeux sont légèrement vitreux, elle a la démarche et l’élocution de quelqu'un dont le sang est chargé, mais je n’arrive pas à déterminer ce qui l’intoxique. Nous rencontrons enfin son frère, petit et trapu, le visage buriné et froissé de quelqu’un que le soleil et les substances n’ont pas épargné. Il est positif, il a bien quelque chose à nous vendre, cependant, il était au milieu d’une quête qu’il doit terminer. Il nous invite à le suivre, l’affaire ne durerait que quelques instants avant qu’il ne puisse accéder à notre requête. C’est maintenant un frère et sa sœur que nous suivons. Le type est lourd, il siffle quelques réflexions sur mes cuisses. Mon regard cherche celui de mes deux amis à la fois sobres et imposants. L’un d’entre eux avoisine les deux mètres et les deux seraient classés en poids lourds s’ils devaient monter sur un ring de boxe. Leurs yeux rencontrent les miens. Gaëtan articule un : « Doucement, frérot !” Le type s’excuse aussitôt.
Je marche aux côtés de la sœur, tandis que Gaëtan et Pedro ouvrent la marche aux flancs du frère. La jeune femme me prend le bras comme le ferait une amie de longue date, tandis qu’elle me raconte sa vie. Elle a un enfant. Elle me livre cette information sans préliminaires, de but en blanc et avec un brin de détresse dans le ton de sa voix. J’ai soudain l’intuition animale que je ne vais plus rien apprécier de ce qu’elle va continuer à me livrer. J’ai même, pendant un bref instant, l’idée de tourner les talons et de retourner immédiatement à la voiture. La torpeur me fait mettre un pied devant l’autre et je m’entends la questionner :
“Et où est cet enfant ?
— Il est mort, me répond-elle.