Le trou de la taupe
J'étais garée dans le ciel, tant le blanc féerique du salar reflétait avec fidélité les nuages et le soleil, pendant qu'à 13 000 km de distance, un chat malade chiait sur un mur depuis le haut d'une étagère. Deux actions simultanées qui n’avaient apparemment aucune corrélation ...
Vendredi 4 Mai 2018, 8:30am
Un bus, deux métros, 1 heure de transport au compteur et cinq dollars en moins sur ma carte de transport, j'arrive devant chez Mariesa. Pour une petite mission de 130 dollars la journée, je m'attendais à une grande maison un peu chic avec un petit jardin dans un quartier propret. C'est en fait tout le contraire. C'est un appartement vulgaire en rez-de-chaussée, dans un quartier malfamé. Les numéros sont manquants, je ne sais pas où sonner. Je sors mon téléphone et retrouve le numéro que Mariesa m'a donné la veille. Ça sonne, je tombe sur un répondeur. C'est une voix d'homme qui m'invite à laisser un message. J'essaie plusieurs fois mais je tombe sans relâche sur le répondeur. Je décide d'envoyer un e-mail à Mariesa depuis le site sur lequel j’ai trouvé son annonce, lui faisant savoir que je me tenais devant son domicile. Je m'assois et fume une cigarette en pensant que je rentrerai aussitôt que celle-ci sera terminée. C'est alors qu'une petite bonne femme ronde aux cheveux grisonnants dressés sur le crâne par les épis de l'oreiller apparaît dans l'allée où j'étais assise. Elle me regarde en plissant les yeux. Elle est vêtue de vêtements amples de style jogging et sweat-shirt et aux pieds une paire de chaussons. En s'approchant de moi, elle lance : "Margaux ?"
Je m'excuse poliment pour le retard en expliquant que j'ai tenté de l'appeler. Elle me répond que son téléphone n'a pas sonné. Vexée, je lui montre sur mon écran le numéro qu'elle m'a donné la veille. Elle plisse encore un peu plus les yeux avant de confesser :
"I can't see anything, I don't have my glasses."
Je ne vois rien, je n'ai pas mes lunettes.
C'est tout à fait ça, elle me fait penser à une petite taupe.
Je lis le numéro à voix haute, elle m'interrompt :
"Oh that's not right, it is 25, not 26 !"
C'est pas bon, c'est 25, pas 26 !
Elle m'avait donné un mauvais numéro, j'ai une première idée de son organisation.
Je la suis jusqu'à sa porte d'entrée. Elle pose une main sur la poignée puis s'immobilise, se retourne vers moi et avec la mine basse m'explique qu'elle souffre de dépression et de crises d'anxiété. Elle marque un temps d'arrêt, secoue légèrement la tête de haut en bas en signe d'apitoiement et ajoute que de ce fait, son appartement est un chantier.
"I tried to keep things in order, but then I gave up, and you know, with 5 cats ! You are not allergic to cats, are you ?"
J'ai essayé de maintenir tout en ordre mais j'ai abandonné. Et tu sais, avec cinq chats ! Tu n'es pas allergic aux chats, si ?
Je secoue machinalement la tête de gauche à droite. Elle presse alors la poignée de la porte d'entrée sur laquelle sa main reposait depuis le début de son introduction et l’huisserie me révèle finalement un spectacle peu banal. Ce que je découvre à l'intérieur me laisse sans voix. Ça me rappelle cette émission de télévision sur laquelle je tombais parfois, intitulée « C'est du propre », animée par une paire de bonnes femmes qui semblaient venir d'un quartier chic britannique. Elles intervenaient avec une équipe conséquente pour faire le ménage dans des maisons ou appartements qu'il aurait été plus judicieux de brûler, plutôt que de tenter de nettoyer.
Je me tiens dans l'encadrement de la porte, une paire de chats s'enfuit en courant entre mes jambes. Dans la pénombre, je découvre l'intérieur du trou de la petite taupe. Une odeur compact me prend au nez. Il y a un sentier de crasse sur la moquette qui démarre du palier et s'enfonce vers la pièce suivante, bordé d'objets divers empilés à même le sol et recouverts de poussière et de toiles d'araignée. Toutes les surfaces planes sont ensevelies sous un monticule d'objets crasseux, on ne distingue plus la table de la salle à manger, on ne peut pas s'asseoir sur les canapés. Les chaises sont recouvertes de vomi et de poils de chat. Il me faut enjamber une rangée de gamelles sales posées sur du papier journal, quelques cafards courent autour des croquettes régurgitées qui débordent sur la moquette. De larges toiles d'araignées courent des murs jusqu’aux plafonds à la manière d’un décor d'Halloween. Nous atteignons le seuil de la cuisine. Sur ma droite, il y a un couloir qui distribue trois pièces. Au sol, des excréments séchés recouvrent sporadiquement les tapis. Ma curiosité m'abandonne, je frissonne à l'idée de découvrir les autres pièces. Mariesa pénètre dans la cuisine, j'ai le réflexe d'autoconservation de rester sur le seuil. Elle déplace un sac-poubelle qui jute sur le sol, quelques cafards s'enfuient sous le four. Elle commente inutilement qu'elle est victime d'une infestation. D'où je suis, je constate que l'évier déborde de vaisselle sale. Tout comme dans la pièce principale, les murs sont jaunis de nicotine et couverts de toiles d'araignée. Les surfaces planes sont enterrées sous une épaisse couche d'ustensiles. En s'allumant une cigarette, la petite taupe me fait signe d'entrer. Réfrénant un frisson de dégoût, je pénètre dans l'immonde cuisine. Elle ouvre un placard et pointe du doigt une trace de savon laissée par un coup d'éponge. Elle commente alors, l'air désolé, qu'elle n'est pas satisfaite des autres personnes qui lui sont venues en aide jusqu'ici. Elle me dit sur le ton de l'évidence absolue qu'il faut tout ressortir de ce placard et le nettoyer à nouveau. Les traces d'éponge indiquent qu'il y a des résidus de savon sur les parois.
"This is not clean ! This is called spreading the dirt !"
Ce n'est pas propre, ça s'appelle étaler la saleté !
Après un court moment de silence, pendant lequel j'hésite à partir en courant, elle m'explique que s'il reste des résidus de savon, elle fait un blocage et ressent le besoin de rincer car ce n'est pas propre. Je ne sais pas quoi dire, j'en ai le mot paralysé. Je finis par agiter la tête en guise d'approbation. La toile d'araignée qui pend en guirlande depuis la porte du placard se confond dans ses cheveux poivre et sel. Je me demande ce qu'il se passe dans sa tête pour ne serait-ce que remarquer cette trace d'éponge savonneuse alors même qu'elle piétine depuis cinq minutes en chausson dans une flaque de pisse de chat.
Les manches remontées, je suis résignée à remplir la mission « nettoyer ma cuisine » et à débloquer les 130 dollars à la fin de la journée. Je déplace une étagère pour nettoyer derrière et tombe nez à nez avec une déjection féline liquide. Je regarde cette diarrhée séchée qui jadis dégoulina le long de ce mur depuis le haut de l’étagère pour finir deux mètres plus bas au sol dans un petit tas compact vaguement cylindrique appuyé contre la plinthe. J’ai aussitôt ce songe qui bondit à mon cerveau : où étais-je quand ceci s’est produit ? Qu’étais-je en train de faire lorsque pris de maux de ventre, le félin responsable de ce merdier a sauté sur cette étagère, a collé son orifice anal sur le mur et a explosé le contenu de son côlon sur le crépi blanc ? À en juger par l’odeur complètement dissipée et l'extrême sécheresse de la substance fécale, cela remonte à au moins un mois. Le mois dernier je découvrais le salar d'Uyuni en Bolivie. Je me tenais devant un 4x4 les roues au quart dans l'eau miroitante, comme garé dans le ciel, tant le blanc féerique du désert de sel reflétait avec fidélité les nuages et le soleil. Sur ce décor irréel, un Brésilien aux yeux bleus m'embrassait les lèvres, pendant que quelque part dans le monde, à 13 000 km de distance, un chat malade chiait sur un mur depuis le haut d'une étagère. Deux actions simultanées qui n’avaient apparemment aucune corrélation et pourtant, le destin a voulu que ce soit moi, un mois plus tard, qui termine ici devant cette déjection murale avec la mission de la nettoyer.
Mariesa évoque la potentialité de trois semaines de travail pour moi afin de remettre son appartement en état. Je tressailis.
Le restaurant qui m’embauchait jusqu’ici venait de mettre la clé sous la porte à cause d'un litige avec le propriétaire des murs. Il ne me restait que trois semaines d’autorisation de territoire sur mon visa et dans une ville aussi concurrentielle que Sydney, personne ne m’embaucherait plus. Malheureusement, c’est aussi une des villes les plus chères du monde et je ne pouvais pas me permettre d’y passer presque un mois sans revenu. J’étais condamnée à écumer les sites de petites annonces de particuliers. Je décide quand même de ne pas revenir ici demain. Je trouverai bien n’importe quelle autre mission qui sera bien moins pénible que celle-ci.
16 h 30, la journée s'achève, Mariesa fait irruption dans la cuisine et s'extasie du résultat qu'elle juge impeccable. Elle me confie que les personnes engagées avant moi n'avaient pas fait l'affaire. Elle ajoute qu'elle désespérait de trouver quelqu'un comme moi, qui garde le sourire, qui ne la juge pas et qui lui permet d'avoir de longues conversations.
"Where were you little angel ! I spent so much money uselessly before I found you"
Où étais-tu, petit ange ? J'ai dépensé tellement d'argent inutilement avant de te trouver ! conclu-t-elle.
Et merde, j’y retournerai demain…
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