Le rhume des sables

Le rhume des sables

Je ne sais pas depuis combien je dormais, mais je suis brusquement sortie de mon sommeil par un bourdonnement grave. Mes yeux sont ouverts et balaient machinalement l’obscurité de la pièce. Le grondement s’intensifie pour devenir un vacarme confus et assourdissant.

Margaux

Margaux

Patronne de cette plateforme, Rédactrice / prof indépendante de langues. 1m70, 56kg, Lion ascendant cancer…

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Je m’éveille un matin, malade comme un chien. J’ai des courbatures dans tout le corps et la tête dans un étau. Ma gorge n’est pas en reste, je me demande même si le marchand de sable ne s’est pas trompé d’orifice hier soir. Je resterais bien couchée, mais aujourd'hui, je quitte Valparaiso. J'ai un bus de nuit qui m'emmène jusqu’à San Pedro de Atacama. Sur les coups de dix heures demain matin, je foulerai le sable du désert le plus aride du monde. 

19 h 30, le bus est très confortable, mais mon état s’est dégradé dans la journée. La climatisation est à fond, j’ai froid, et l’air sec et gelé qui me tombe sur les bronches me fait l’effet de lames de rasoir dans les sinus. 

23 h 00, bien que je sois épuisée, il m’est impossible de fermer l’œil. J’ai imbibé un coin de mon plaid avec l’eau de ma gourde et je respire au travers du textile mouillé pour tenter de m’humidifier les muqueuses.

02 h 00, je grelotte à présent. Le chauffeur de bus, que je viens d’aller voir, m’a jeté une poignée de mots inconnus au visage lorsque je lui ai demandé s'il était possible de couper la clim. Je n’ai rien compris, mais l’idée globale est assez claire.

04 h 00 Mes bronches me sifflent des jurons à l’idée de débarquer dans un climat aussi inapproprié que celui du désert le plus aride du monde. Il nous faut de l’humidité. Je dois descendre du bus. 
Il y a du wifi, ce qui est une chance immense étant donné que je n’ai pas encore réussi à trouver de carte sim locale. Je passe en revue les bleds paumés sur notre itinéraire. C’est dans une petite ville minière, nommée Copiapo, que je trouve une auberge abordable. Je mémorise le trajet que je devrai faire depuis la gare routière jusqu’au modeste hôtel, puis j’attends patiemment la fin de mon chemin de croix. 

5 h 00, le bus stationne à la gare routière de Copiapo. J’abandonne mon siège. Au moment de descendre, le chauffeur m’interpelle : 

"¡Oye, estás equivocada, no es tu parada!
“Hé ! Tu te trompes, c’est pas ton arrêt !”

— Sí, lo sé, pero estoy enferma. No me puedo quedar en el bus, así nomás.”
— Je sais, mais je suis malade. Je ne peux plus rester dans le bus !”

Le conducteur m'examine en fronçant les sourcils. Je suis figée, dans l’attente inutile de son approbation. 

“Tu es sûre ? Insiste-t-il 
— Certaine." 

Il ajoute quelque chose que je ne comprends pas. Il faut dire que les Chiliens ont un peu réinventé l’espagnol, au point que certains trouvent plus pratique d’utiliser l’anglais pour communiquer avec leurs voisins hispanophones. Je reconnais le nom de la ville “Copiapo” et je comprends l’inquiétude qui s’exprime silencieusement sur son visage. J’ai l’impression de justifier laborieusement un plan foireux à mon père lorsque je lance :
“J’ai réservé un hôtel, tout va bien, je gère !” Puis je saute hors du bus, comme une adolescente en fuite. 

La gare est fermée. Je suis dans le noir. Je m’approche d’un banc et y dépose mon sac. Le véhicule reste là, la lumière qui s’échappe de sa portière ouverte dessine un rectangle sur le goudron noir du parking mort. Il n’y a de vivant que cette image lumineuse et le bruit de son moteur qui gronde dans la nuit silencieuse. Je ne vois pas le chauffeur, mais j’imagine qu’il me toise depuis son siège, trop hébété pour repartir. Je décide de mettre fin à cette situation embarrassante en disparaissant derrière la gare. Le stratagème fonctionne, j’entends le bourdonnement de l’engin qui s’éloigne dans la nuit.  

5h00 du matin n’est assurément pas une heure décente pour se présenter à la réception d’un hôtel, mais comme je n’ai rien d’autre à faire, je me mets à marcher machinalement dans la direction que j’ai mémorisé. J’ai mal mémorisé. Je me perds rapidement, la rue machin-truc est introuvable, j’ai dû tourner trop tôt. Soudain, une voix dans mon dos perce la nuit. Je sursaute. C’est un homme d’une cinquantaine d’années qui m’interpelle. 

"¡Amiga, no te vayai' por ahí, es peligroso!"
“He ! Il ne faut pas aller par là, c’est dangereux !”

Tout en disant cela, le bonhomme progresse vers moi avec une mine déconcertée. 

“Pourquoi ? Il y a quoi là-bas ?
— Que des problèmes chica ! C’est un quartier mal famé !” Me répond-t-il aussitôt. 

Il me presse de mille questions sur ma présence ici, je ne comprends pas tout ce qu’il me raconte mais l’échange est fonctionnel. Il est nerveux, il n’arrête pas de répéter qu’il ne faut pas rester ici. Le voilà qui crie quelque chose d’une voix puissante tout en scrutant le coin de rue d’où il est apparu. Un type rapplique aussitôt. Ils échangent entre eux dans un espagnol qu’on pourrait confondre avec une tout autre langue, puis il me fixe à nouveau, le sourcil froncé, avant de se répéter : “Il ne faut pas rester là !” 
Il me demande le nom de mon hôtel, puis reporte l’adresse sur son téléphone. 

“Je vois, suis moi, je t’y ammène. Tu ne peux pas y aller seule.” Conclu-t-il avant de me saisir le poignet pour me décider à lui emboîter le pas. 

Il me propose de porter mon sac, je refuse poliment. Pendant que nous progressons dans les rues noires de cette ville dangeureuse, je repense à la phrase que mon ami Chilien m’avait assénée avec rancoeur en réponse à ma décision de le quitter : 

“You won't last two weeks alone in my country. This is not Australia here, chica !”
“Je te donne pas deux semaines toute seule dans mon pays. C’est pas l’Australie ici, chica !”

Je m’étais contentée de hausser les épaules, blasée par cette vile attitude. 

On arrive devant une porte fermée, mon guide de fortune m’indique que nous sommes arrivés. Il me présente la paume de sa main pour me signifier de patienter, puis il retire son téléphone de sa poche et passe un coup de fil. Je comprends qu’il parle de moi et de ma situation précaire. Lorsqu’il raccroche, il a une mine ravie et hoche du chef à mon endroit.
Il est 5h30 du matin, la porte se déverrouille et les contours dodus du propriétaire de l'hôtel nous sont offerts dans son encadrure. Il est enroulé dans un peignoir à la ceinture lâche qui laisse s’échapper son ventre proéminent. Ses jambes nues sont comme deux cure-dents velus plantés sous sa robe de jambe et terminés d’une paire de sandales de cuir marron. Ses épaules sont basses, il est voûté par la fatigue, les poches de ses yeux rejoignent presque son double menton. Il nous observe un court instant avant de me faire signe de le suivre. Je remercie chaleureusement mon bienfaiteur et pénètre dans l’hôtel. 

Après un rapide check-in, l’aubergiste me conduit au deuxième étage de son modeste établissement et m’ouvre la porte d’une chambre. Avant de me quitter, il désigne une porte sur sa droite et m’indique qu’il s’agit de la terrasse qu’il me faudra utiliser pour fumer. Peu importe ma gorge, je vais tout droit sur ladite terrasse m’encrasser les poumons pour me remettre de mes émotions. Je pousse la porte et me retrouve sur un toit. Le sol est de béton, quelques gravas reposent dans un coin, des draps sechent sur une corde à linge, et une chaise en plastique blanc trône au milieu du décors. La vue est dégagée, je domine les toits des bâtisses du quartier, mais la nuit avale le paysage. J’aurais une meilleure idée du trou dans lequel je suis tombée demain matin. Je vais me coucher. 

Je ne sais pas depuis combien de temps je dormais, mais je suis brusquement sortie de mon sommeil par un bourdonnement grave. Mes yeux sont ouverts et balaient machinalement l’obscurité de la pièce. Le grondement s’intensifie pour devenir un vacarme confus et assourdissant. Mon cœur tambourine dans ma poitrine. Tout à coup, mon lit est secoué violemment de gauche à droite,  je m’agrippe aux bords de mon matelas, les meubles craquent, mon téléphone et ma gourde dégringolent de la table de chevet, le vrombissement des murs, des rues, et de la terre secouée, hurlent un chaos sonore grave et terrifiant. Un tremblement de terre !
La stupéfaction diluée, je décide de rouler sous mon matelas pour éviter que la couche supérieure de mon lit superposé ne me tombe sur le crâne. À peine ai-je posé mon pied sur le sol, que tout s’arrête. La scène s’immobilise à nouveau, le bourdonnement diminue et s’enfuit au loin.
Bientôt, je n'entends plus que les aboiements des chiens errants affolés et les alarmes des voitures dans la rue.
Je sors me rouler une cigarette supplémentaire. Ma fumée s’élève lentement dans les airs, au-dessus des toits d’une ville qui retrouve peu à peu son calme. La dernière alarme s’éteint, le dernier chien se tait, je retourne me coucher.

Au matin, je questionne le gérant sur cet événement nocturne. Il prend un air étonné. 

“Qué terremoto ?” 
“Quel tremblement de terre ?” 

J'insiste, la terre a tremblé cette nuit. Mais il pince ses lèvres et offre leur commissure à la gravité tout en secouant la tête de gauche à droite. 

Serais-je devenue folle ? 
Derrière le tenancier, un client qui buvait un café confirme soudain : 

“Si, si, il y a eu une petite secousse tôt dans la matinée. Je ne dormais pas, j’ai senti.”

Le gérant tourne la tête vers le témoin, puis, incrédule, sort son téléphone de la poche de son peignoir. Il navigue une poignée de secondes, les sourcils froncés, le cou cassé, le menton fermement rabattu dans ses bourrelets.
“Ah! lâche-t-il enfin. Oui, un petit tremblement de terre de 6/10 ce matin. C’est rien ça, mademoiselle. Commente-t-il en rangeant son portable. C’est normal pour la région.” Termine-t-il. 

Lorsque je pousse la porte de l’établissement, je suis stupéfaite. La ville semble avoir été érigée sur les reliefs arides de mars. L'amas de bâtiment encerclé par les massifs andiens est tel une base établie sur une autre planète. Je suis descendu trop tard du bus. Me voici déjà au cœur du désert d’Atacama et mes pauvres sinus s’emplissent du feu de son air à l'hygrométrie négative.   

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Margaux

"La terre des poules" enfin dispo !

Un recueil d'aventures extravagantes mais véridiques, au fil des pages duquel on frissonne, on rit, on se cultive, mais surtout, on voyage.

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