Le gros Monsieur tout nu
— Je reviendrai demain mais cette fois, tout nu. Nous prévient-il. Puis il regagne son véhicule et disparaît. Le lendemain, nous attendons toute la journée qu’un gros Polonais vienne se mettre tout nu devant notre camion.

Pologne, Octobre 2021
Il nous est apparu le deuxième soir. Nous entendîmes de loin sa voiture ronronner sur le chemin cabossé. Nous savions qu’il émergerait des bois à tout moment. Antonin et moi avions cessé nos activités et nous regardions tous deux en direction du son de son moteur.
Il nous a fallu emprunter une piste qui serpente entre les champs d’agriculture en friche pour arriver au bord de ce petit lac. Notre van flanque sa petite plage de sable brun et sa ligne d’eau sombre et immobile.
L’endroit était idéal pour passer cette semaine de pause dans le voyage. Le coût des pannes successives de notre engin, ainsi que la somme de nos excès de l’été (qui débuta en Corse pour se finir en Suède), nous auront plantés dans cette clairière polonaise le temps que nos comptes en banques accusent le coup.
Le véhicule se rapproche, on entend couiner ses suspensions. J’espère ardemment qu’il ne s’agira pas d’un groupe de jeunes lourdement équipés en vodka venus s’enjailler sur le son grésillant d’un mauvais speaker.
Enfin, une calandre chromée émerge des sous-bois, puis un habitacle avec un homme seul derrière son volant. Dès qu’il nous aperçoit, ses sourcils s’arquent vers les cieux. Il gare négligemment son SUV près d’un arbre, comme pris au dépourvu, puis quitte le siège conducteur. Nous nous regardons silencieusement une paire de secondes, avant qu’il ne rompe le malaise d’une question.
— Czy mówisz po polsku?
Nous secouons la tête de gauche à droite.
— Deutsch?
Sans surprise, de ce côté-là du monde, les seules options annexes à la langue locale sont l’allemand ou le russe. À l’Est, l’anglais n’est vraiment pas populaire.
— Ya, ein wenig. (oui, un peu) répond Antonin qui parle pourtant l'allemand presque couramment.
Quant à moi, je ne réponds rien. Mes yeux se plissent machinalement et ainsi débute ma longue bataille pour ne pas perdre le fil de la conversation.
L’inconnu corpulent désigne un tas de déchets qui trône fièrement au milieu de notre campement.
— Gehört das alles Ihnen?
— C’est à vous tout ça ?
Je secoue la tête de gauche à droite. Antonin articule qu’il s’agit de ce qu’on a ramassé pour nettoyer la zone. Le gros bonhomme nous félicite pour notre travail et se renseigne sur les raisons de notre présence ici. Notre histoire et nos deux têtes ont l’air de lui plaire, son langage corporel et les traits de son visage sont aussi chaleureux que ce dont un slave est capable.
Le voilà qui farfouille dans son coffre et en sort une serviette de bain. Puis, il quitte ses vêtements et progresse en slip jusqu’au bord de l’eau. Je suis doublement interloquée par l'événement : c'est-à-dire que même par des températures correctes, je n’irais pas m’immerger dans l’eau opaque d’un lac marron. Notre gros Monsieur y plonge pourtant les pieds, puis les mollets, et puis son corps disparaît complètement, happé par l’eau sombre et froide. Il pousse un bref cri, sans doute proche de l'extrême limite de son ambitus. Je remonte mon col et je me frotte les mains.
Le bain terminé, le gros monsieur tout mouillé se sèche et se rhabille. Le voilà qui revient vers nous. Il nous propose de revenir avec des sacs-poubelle 100 L pour nous débarrasser du tas de déchets, mais cette fois, sans slip.
Il a pris l’habitude de venir se baigner dans ce lac presque quotidiennement, mais il performe d’ordinaire ses trempettes glacées entièrement nu.
— Ich komme morgen wieder, aber dieses Mal, völlig nackt.
— Je reviendrai demain mais cette fois, tout nu. Nous prévient-il.
Puis il regagne son véhicule et disparaît.
Le lendemain, nous attendons toute la journée qu’un gros Polonais vienne se mettre tout nu devant notre camion. Le soir venu, rien. La nuit tombe. Le gros tas de déchets et nous-même restons dans le suspense.
Le surlendemain, en fin de journée, un véhicule approche. Tout à coup, je ne sais plus si je ne préférerais pas que ce soit un groupe de jeunes venus se pochetronner sur de la mauvaise musique. Mais voilà le SUV du gros monsieur tout habillé, qui, bien vite, se met effectivement tout nu.
Le brave homme nous avait accordé 24 h 00 supplémentaires pour nous faire à l’idée.
Au lieu de réaliser son effeuillage sur le rivage, il entreprend de retirer tous ses vêtements devant son coffre ouvert. Comme notre véhicule lui fait face, au moment où il agrippe les bords de son caleçon, je détourne poliment le regard.
— Vous venez d’où en France ? nous questionne-t-il soudain.
L’épaisse silhouette floue demeure pudiquement dans ma vision périphérique cependant que je réponds. Puis, il nous tourne le dos et un trouble camaïeux de beige s’éloigne de mon van. J’entends les premiers clapotis du lac que l’on dérange. Mes yeux, comme aspirés par un trou noir, ne résistent pas au besoin saugrenu d’imprimer l’image nette d’un gros fessier, sûrement velu, sur mon innocente rétine. C’est exactement ce qui se passe. Le gros monsieur tout nu se tient de dos, les mains reposées sur ses poignées d’amour, le regard posé sur le lointain, et les genoux disparus sous la ligne brune du lac frémissant. Je replonge prestement dans la discrétion.
Je décide d'aider Antonin qui coupait du bois pour le feu de ce soir. Une nouvelle salve de clapotis, plus intense cette fois, me fait dire que le barboteur s’est immergé.
Lorsque celui-ci fait à nouveau vibrer l’air d’une question à notre intention, c’est cette fois confiants que nous braquons nos regards vers lui. C’est ainsi que nous tombons dans un piège grossier.