Margaux Margaux

La salmonellose de contre-temps

Les heures s’écoulent et bientôt, la salmonellose perd sa place numéro 1 sur le podium de nos soucis. Comme le disait Jacque Chirac : "Les merdes volent en escadrilles."

La salmonellose de contre-temps

Otres beach, près de Sianoukville, Cambodge

C’est aujourd’hui qu’Antonin et moi quittons le pays. Notre visa cambodgien se termine dans 72 heures, il est temps de mettre les gaz.
Nous voilà à nouveau à califourchon sur nos scooters, bravant les pistes infernales qui nous séparent de la frontière. Lorsque le sol est percé de mille nids de poules, nous nous estimons chanceux, car il n’est autrement qu’un triste crumble de goudron.
Enfin, nos engins sont gâtés de la seule route impeccable de la région. Seulement, comme à l’aller, les multiples camions et voitures qui l’empruntent foncent à toute allure, châssis tremblants, comme si la vie, mais surtout la nôtre, n’avait aucune importance. Les fous du volant n’ont de cesse de se doubler comme dans une course de cartoons. Les chromes luisants nous déboitent en pleine face et leurs ventres monstrueux nous explosent la sommation sonore de dégager de leur chemin. Les deux roues n’ont pas la priorité sur cette route mortelle qui s’impose pourtant comme l'unique itinéraire. Sur les bords de la route, le goudron épais crée une marche assez haute qu’il nous faut toutefois sauter intempestivement, afin de rejoindre le bas-côté et ne pas finir comme des insectes sur les pare-brises des poids lourds.
Après environ quatre heures à regarder nos vies défiler devant nos yeux, nous arrivons sains et saufs au poste-frontière. Là, on nous annonce que le visa pour le Vietnam ne peut se faire sur place. Sihanoukville est la ville la plus proche d’où nous pourrons faire ce maudit document. C’est exactement de là-bas que nous arrivons. Demi-tour.

De retour à Sihanoukville, vivants, nous nous rendons directement à l’ambassade du Vietnam pour faire la demande de nos visas. Quelques candidats occupent déjà les sièges de la salle d’attente. Nous remplissons les formulaires et entamons une attente qui s’éternise.
Un officier, visiblement embarrassé, se décide à faire une annonce. Il y a un problème avec ses confrères vietnamiens, personne ne répond dans leurs locaux. L’attente est prolongée sans visibilité. Nous décidons de quitter les locaux pour prendre un déjeuner.

Dans les rues de Sihanoukville, non officiellement abandonnée à la Chine, nous sommes alléchés par les mets succulents de la vitrine d’un café. Le lieu, d’aspect chic et impeccable, offre à ses clients des quiches aux légumes. La quiche est un plaisir qui, comme celui du fromage, m’est depuis longtemps inaccessible. L’Asie ne les a pour ainsi dire pas souvent sur les cartes de ses restaurants, ni sur les étales de ses marchés. Je déguste donc une quiche dont j’offre un petit morceau à Antonin qui souhaitait la goûter.

Le soir tombe, l’heure de fermeture de l’ambassade du Vietnam approche. L’officier, encore plus embarrassé qu’en début de journée, vient se planter au milieu de la salle d’attente et entame une déclaration dépourvue d’éloquence.
— Le Vietnam ne répond pas, la journée est terminée.
Dans les locaux, tout le monde retient son souffle. Comme nous, beaucoup n’ont que très peu de temps avant la fin de leur visa cambodgien et dans ce pays les dépassements sont sévèrement sanctionnés. Notre orateur reprend.
— Que tout le monde s’approche, je prends sur moi de vous accorder à tous l’entrée au Vietnam.
Des murmures s’élèvent, quelques éclats de voix de soulagement claquent dans les airs, puis quelques applaudissements achèvent d'accueillir la nouvelle.
Nous repartons avec le précieux autocollant tamponné sur nos deux passeports. Demain matin, à la première heure, il nous faudra refaire la route de la mort jusqu’à la frontière, pour la 4e fois.

De retour dans notre hôtel, nous décidons de nous rendre au bar pour boire une bière. Antonin se plaint de maux d’estomac. J’évalue pleinement la gravité de son état lorsque celui-ci rechigne à finir sa bière. Qu’à cela ne tienne, la nuit se chargera du diagnostic et au matin, nous aurons les résultats. En effet, plus tard dans la nuit, je suis brutalement tirée de mon sommeil pour une douleur intense dans la poitrine. C’est une crampe à l’estomac. Celle-ci s’atténue et s’éteint tout à fait. Je suis épuisée, Morphée ne tarde pas à reprendre où nous nous en étions arrêtés. Mais à nouveau, je suis arrachée à ses bras par une crampe, cette fois si violente qu’elle en fait trembler mes cordes vocales. La douleur m’a redressée sur mon matelas, je suis à quatre pattes sur le lit, une main pressée contre ma poitrine. Antonin, qui ne dormait pas, déclare solennellement :
— Je crois que la quiche n’était pas bonne.
Je cours aussitôt aux toilettes.
Je pousse brutalement la première porte du bloc sanitaire de l’auberge et la referme précipitamment derrière moi, prête à livrer bataille en ces lieux spartiates. Deux urgences d’évacuation se présentent simultanément, c’est la débandade digestive, mon corps est apparemment dépassé par la situation, plus rien n’est sous son contrôle et mes deux principaux orifices s’émancipent dans une panique liée à l’instinct de survie. L’humain en général et les architectes en particulier n’ont pas prévu, dans leur conception, de dispositifs capables de recueillir de pareilles situations d’évacuation à la fois dramatiques et multiples. Il me faut improviser. Mon corps se cambre, je suis désarticulée par la douleur, comme une marionnette entre les mains d’un montreur fou. Il me semble qu’une lame me lacère l’estomac. L’air est brutalement pressé en dehors de mes poumons, je hurle. Ma douleur est étouffée par la première salve d’évacuation d’urgence, ma tête rejoint la cuvette. L’exercice physique de la régurgitation est bien trop lourd pour mes sphincters accablés, eux aussi, de leur côté. Une rapide classification des matières à évacuer, basée sur des points de critères hygiéniques, me pousse à choisir de poser mes fesses sur la cuvette. Tant pis, je me vomirai sur les genoux. Cela fut sans compter sur le génie architectural asiatique. À mes pieds, je découvre une grille d’évacuation d’eau et au-dessus de ma tête se trouve un pommeau de douche. Je suis dans ce que j’ai nommé : “Un toilette-douche”. Entre deux violentes contractions, je trouve la force d’actionner le robinet. Aussitôt, l’eau s’écoule sur le sol et les résidus de quiches empoisonnée sont emportés dans les canalisations.
Du dehors, il est évident qu’un véritable orchestre est infligé au tout venant, ainsi qu’aux innocents endormis dans les chambres voisines. Les crampes sont atroces et m’arrachent hurlements et râles rauques, entrecoupés de borborygmes étouffés et d’un concert de faïences en vibrato. Mais pendant toute la durée de cette bataille sonore, l’embarras ne me vient pas une seule seconde à l’esprit. Le seul songe qui trouve la force d’habiter mon cerveau paniqué est le suivant :
“Est-ce que je vais mourir ?” et aussi un peu : “putain de chin..s”  

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