La petite bête et la grosse bête

La petite bête et la grosse bête

Je suis étendue sur la tranche, mes yeux remplissent leurs dernières secondes de service, la chambre disparaît derrière la fente de mes paupières. Soudain, au sol, quelque chose remue

Margaux

Margaux

Patronne de cette plateforme, Rédactrice / prof indépendante de langues. 1m70, 56kg, Lion ascendant cancer…

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Après huit heures de scooter sur les routes tortueuses du Cambodge, Antonin et moi arrivons enfin au poste frontière. Il est encore ouvert, c'était moins une ! La course contre la montre qui nous força à rouler sous les coups de poing de la mousson, prend fin.
Nos stupides casques bon marché sont dépourvus de visière. C'est nos lunettes de soleil qui durent se charger de la défense de nos yeux contre les gouttes géantes. En revanche, rien pour nos joues rougies et endolories. Pris par le temps, nous fûmes forcés de nous soumettre à cette torture ridicule. Un seuil acceptable de douleur fût établi à vingt-cinq kilomètres par heure. À cette vitesse, le martèlement de la pluie est rendu supportable, mais le supplice est rallongé. Toutefois, je préfère de loin être malmenée par les éléments que par la justice locale. Nos visas sont sur le point de périmer.
D'ordinaire, la vue d'un poste frontière me comprime l'estomac. On ne sait jamais ce qui va mal se passer. Ce soir, les uniformes officiels me soulagent, mais pas complètement. Mes paumes sont moites, les crampes au ventre reprennent, la quiche aux œufs pourris d'hier n'en a pas terminé avec mon transit. Les arrêts d’urgence dans la jungle furent d’ailleurs les seules pauses forcées que nous prîmes le luxe de nous autoriser. 

Nous nous rendons au premier guichet pour présenter nos documents à l'agent de contrôle tout en serrant les fesses, surtout moi. On me rend mon passeport, on m’allège sans raison de vingt dollars qui disparaissent dans la poche du douanier, et nous revoilà sur la route, dans la nuit, la pluie et les maux de ventre.

Les routes du Vietnam défilent sous nos roues comme une récréation après le chaos Cambodgien. Aussi reposantes soient-elles, elles ne semblent mener nulle part ailleurs que dans la jungle et la nuit. La fatigue est insoutenable, nous sommes vidés, surtout moi. 

Comme souvent, il n’y a rien derrière cette frontière. Pas une lumière ne nous laisse caresser l'espoir d’un village ni du plus pitoyable des hôtels, ardemment désiré.

Enfin, un hameau ! Mes épaules se dénouent rien qu'à l’idée de quitter enfin mon scooter. La caresse de la bière, que nous trouverons sûrement, rafraîchit déjà mon palais. Je commence à rassembler mentalement mes affaires tout en scrutant autour de moi, à la recherche de l’enseigne sur laquelle je lirai bientôt “Niah ngi” (hôtel). Mais, rien. Nous atteignons la sortie de l’assortiment de maisonnettes de béton sans avoir croisé un commerce ni même un chien. Nous ne parvenons pas à nous résoudre à l'évidence, nous faisons demi-tour, le moral chaviré. Toujours rien. Ce deuxième passage s’avère tout aussi infertile. Défaits, nous sommes forcés de laisser dernière nous les lumières de l'espoir et de nous enfoncer à nouveau dans la nuit et la fatigue.

Un deuxième village. L’issue s’apprête à être la même, mais cette fois, sur le bord du chemin en terre battue, je remarque une femme en robe de chambre à la lumière de son perron. J’immobilise mon véhicule à sa hauteur et lui lance : “Niah nghi ?” Elle fait non de la tête. La déception aiguë m’assène un coup de poing dans le ventre. Elle entame une palabre dans sa langue natale que je maitrise très mal. Ma mine hébétée parle pour moi, mais bien décidée à me sortir d’affaire, cette pauvre femme sur le point d’aller se coucher, traverse la distance qui nous sépare, en tongues dans la boue. La voici sur la chaussée, collée à mon flanc poussiéreux dans son pyjama blanc. Son visage est illuminé d'un sourire radieux. Elle agite ses mains en guise de sous-titre pour le Vietnamien qu’elle dispense dans le vent. Je comprends tout de même qu’en empruntant la voie indiquée, nous tomberons sur un autre village dans lequel nous serons plus chanceux. Je joins mes deux mains devant mes lèvres, à la manière d'une prière, et hoche la tête. “Cam on” (merci) ajoute-je.
Nous redémarrons.  

De la moiteur de la nuit épaisse, émerge bientôt un halo de lumière, comme un couvercle vaporeux sur le village salvateur que nous approchons enfin. Nul besoin de chercher, l’hôtel tant désiré se trouve parmi les premières habitations. 

Il n’y a personne à l’accueil, mais le bruit de nos scooters fait apparaître la propriétaire des lieux. Elle se présente en pyjama, traînant une savate lourde de lassitude. Elle nous toise rapidement sans nous adresser un mot, puis ouvre une des portes du bâtiment. À l’intérieur de la pièce plutôt malodorante, se trouve un grand lit deux places adossé au mur de la salle de bain. Les commodités se résument, comme toujours, à un trou au sol et un tonneau en plastique rempli d’eau. Notre hôte dépose les clés dans ma paume et disparaît comme elle est apparue.
Il reste à Antonin assez de courage pour aller se doucher.
La fatigue est telle que j’abandonne mon sac au sol et me jette au lit sans aucune forme d'ablution.
Je suis étendue sur la tranche, mes yeux remplissent leurs dernières secondes de service, la chambre disparaît progressivement derrière la fente de mes paupières.
Soudain, au sol, quelque chose remue. Je redresse légèrement la tête pour étudier la situation avec le bon angle. Il s’agit d’une souris de bonne taille. À l’aise, le pas lent, elle se dirige vers mon sac à dos qu’elle tripote de ses pattes curieuses. “ppppcchhiittt!” lui lance-je. Celle-ci, nullement impressionnée, s’immobilise une seconde pour m’observer avant de reprendre sa besogne. Elle va éventrer mes affaires. Dans un grand souffle de lassitude, je me remets sur mes jambes, attrape mon sac et tente de le placer hors de la portée du nuisible.

"Qu'est-ce que c'est ? Demande Antonin depuis la salle de bain.

— Une souris !

— Ah ! Ça ne m'étonne qu'à moitié. Commente-t-il.

Je retourne m'allonger, et presque aussitôt mes songes se confondent aux rêves dans une nébuleuse d’images. 

Un bruit sec me ramène prestement à moi. C’est la souris qui a renversé la poubelle pour en examiner le contenu. J’ai en effet jeté un paquet de gâteaux en entrant dans les lieux. J’exhale bruyamment mon exaspération. Je me lève, dépêche un coup de pied dans la poubelle, le nuisible met les gaz en direction de son trou que je bouche avec le meuble télé. Le déménagement terminé, je retourne enfin me coucher.

Cette fois, je n’ai pas le temps de flirter avec Morphée. Immédiatement un léger crissement emplit la pièce, puis se transforme en un bourdonnement. C’est l’ennemie qui ronge le meuble télé pour se libérer. J’abandonne momentanément l’idée de dormir. Une vague de chaleur monte depuis mes orteils jusqu'aux racines de mes cheveux, il s’agit d’une rage lancinante qui infuse dans mes veines. Je me lève d’un bond, dégage le meuble d’un revers de bras, récupère le paquet de biscuits dans la poubelle et vide les miettes au milieu de la pièce. Le piège mis en place, je m’empare d’un balai, qui au vu de l’hygiène de la chambre, devait être là pour la décoration, et j'attends, en planque dans un coin. Assez rapidement, la petite gourmande sort une nouvelle fois de son trou pour rejoindre le tas de miettes. D’un geste sec, je tire le meuble télé derrière elle pour reboucher son trou, puis je dégaine le balai et les bouscule, elle et ses miettes, vers la sortie. Elle tente plusieurs fois de retourner à son camp de base, en vain. J’ai ouvert la porte d’entrée et après une lutte de plusieurs minutes, je réussis à mettre le rongeur dehors. Je referme la porte, triomphante.
Antonin, propre et frais, me félicite depuis l'encadrement de la porte de la salle de bain. Enfin, nous nous jetons tout deux au lit. Là, dans le noir, il me faut un moment pour laisser s’évaporer la frustration qui crispe mes muscles. Finalement, l’éreintement prenant le dessus, je m’assoupis. 

Je ne sais pas depuis combien de temps je dormais, mais je suis à nouveau extirpée de mon sommeil. Dans la confusion de l’obscurité et des rêves mourants, je cherche à comprendre ce qui me réveille. Antonin ronfle, mais ce n'est pas ce bruit familier qui me gêne, il s’agit d’un grattement. Quelques secondes de concentration me sont nécessaires pour comprendre que cela vient du plafond. Le bruit s’amplifie, mes yeux sont ouverts et balaient machinalement le noir total de la pièce. Plus rien. Je me rendors sans m’en rendre compte. 

À nouveau, je suis réveillée par le grattement qui reprend de plus belle, intensément. La situation en plein déroulement apparaît soudain clairement à mon cerveau pourtant embrumé par le sommeil. Vaincue et impuissante, j’attends. Je ne pourrais dire combien de temps l’affaire dura. Finalement, le bruit cesse. Quelques secondes s’égrainent, me laissant au plus las des suspenses, puis un impact sec absorbé par mon matelas se fait sentir à mes pieds. Je ne sais pas si cette réception douce n'est que le fruit du hasard, ou si l’animal s’est livré à des calculs pour atterrir sur le lit, mais force nous est de saluer la détermination de ce pugnace rongeur. Peut-être a-t-il des petits. Sans même prendre le temps de rassembler ses esprits, ni celui d’être sonnée, la souris poursuit sa brave entreprise. J’entends le chuchotement de ses petites pattes sur mes draps, puis un autre impact plus clair, avec le carrelage cette fois. C’est fini, j’ai perdu. Fairplay, je me redresse une dernière fois sur mes jambes pour dégager le meuble télé, et rendre son trou au vainqueur, puis je retourne m'allonger sur ma défaite.
Ce n’est jamais la plus grosse bête qui gagne sur la petite. Tom et Jerry, Bip bip et le Coyote, ou encore Titi et Grosminet ne m’ont donc rien appris ? 

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