Margaux Margaux

La bigote à la chambre d'hôte

Lorsqu’elle prend enfin congé, je m’écroule sur le lit et exhale tout le malaise de cette rencontre. Puis je chuchote à Antonin : — Putain, ça va être long.

La bigote à la chambre d'hôte

Notre rencontre s’est déroulée sur le perron de sa maison, c’est là que mes yeux purent coller une image sur la voix qui m’avait guidée jusqu’ici. Même au travers du combiné, j’ai tout de suite flairé la singularité de mon interlocutrice. Je l’examine pendant que je parcours les quelques mètres qui séparent mon véhicule de sa demeure. Elle est exactement comme mon esprit l’avait imaginée. Grande et fine, mais les épaules jetées en avant et le cou à l’horizontale, comme à la recherche de son estime personnelle tombée au sol. Sa coupe courte d’un autre âge porte les couleurs du temps qui passe. Ses vêtements démodés tombent sur ses formes comme un drap rêche jetté sur un porte-manteau. Ses longs doigts fins, vigoureusement frictionnés, passent sans cesse d’une paume à l’autre. Son visage, sculpté ni de laideur ni de beauté, n’a aucune expression franche. On n’y lit tour à tour de la joie, puis de l’ennui, puis un soupçon de colère. Son regard est aussi confus que le reste de son personnage et agrippe tantôt le mien, tantôt les nuages. — Je vous avais dit de venir avant 18 h 00, vous vous êtes perdus ? Parce que moi je travaille après. Elle débite ces mots de bienvenue plutôt agressifs, avec la candeur infantine d’une petite fille déçue. 
Antonin et moi-même ne pouvions pas arriver avant 18 h 00, nous le lui avions expliqué. Elle s’était contenté de nous dire que son mari était à la maison toute la soirée, non sans ajouter : 
— Essayez quand même ! 

Rendue suffisamment près d’elle, je lui tends une main qu’elle agrippe mollement.
— Vite, j’ai pas le temps mais je veux vous faire visiter moi-même, dit-elle avec une mine soudainement réjouie. Je suis en retard pour le boulot, mon mari est là mais c’est mon idée d’avoir une chambre d’hôte alors j’ai envie de le faire toute seule. Vite, je vous montre.

Nous pénétrons dans un petit chalet en bois chauffé par un poêle central, comme le cœur palpitant de la maison. Une grande table en bois s’étend de la cuisine au salon et assis sur une des chaises se trouve celui qui doit forcément être son mari. Il nous fait un petit signe de la main avec un sourir pincé. Je le salue, il se décide à souffler un « bonjour » insipide, les pommettes remontées jusqu'à sous les paupières. 

— Je fais la visite ! Tu leur diras bonjour après ! lui lance alors sa femme d’un ton étonnamment sévère et emprunté à la fois.
C’est l’autorité dépourvue de charisme. Nous sommes priés de retirer nos chaussures et de les ranger dans les deux cases vacantes d’un petit meuble prévu à cet effet. 

—C’est pour ne pas faire de trace sur le parquet, parce qu’il est beau, c’est dommage. Commente-t-elle pendant que nous nous déchaussons ?

Nous sommes dans les marches en bois grinçant qui conduisent à l'étage, notre hôte nous y délivre sa foi et l’importance pour elle de la partager. Le catholicisme a une grande place dans sa vie, il semble en être le pilier. Si les analyses sociologiques révèlent, sans consensus toutefois, que les gens les plus heureux sur terre ont en commun la religion, chez notre croyante, je ne décèle que du stress et de la confusion.

Sur le palier du premier étage, qui dessert quatre chambres, nous rencontrons son fils de 17 ans, assis studieusement derrière un bureau en chêne. Il arbore le même sourire emprunté que son père et se contente d’agiter une main à notre intention. Pendant les deux prochains jours, nous serons ses voisins de palier, ainsi que ceux de sa sœur, (locataire de la chambre adjacente), et puis de ses parents, qui couchent eux aussi sur ce même palier. Ce n’est pas dans cette sainte promiscuité que nous jouirons d’une quelconque intimité. Nous nous tenons au centre de notre chambre, plantés là comme une paire de sapins, pendant que la maîtresse des lieux nous débite ses consignes. Elle a la prestance et l’élocution d’une jeune enfant qui récite un poème mal appris. Les passages à table sont à heure fixe et se prennent à la grande table avec la famille.

— Vous êtes mariés ? Nous questionne-t-elle subitement, s’interrompant elle-même en pleine phrase.

Je lui présente ma bague de fiançailles. Là voilà qui débute à présent une tirade sur le mariage et les efforts à fournir pour le préserver. 

— Le pardon est à la base de tout, mais … (elle bégaie, elle semble chercher ses mots ainsi que ses idées). Tout est dans ce petit livre que je vous ai mis sur votre table de chevet. finit-elle par dire.

Mon regard tombe sur la couverture d’un livre illustré à la manière d’une bande dessinée, intitulé : “La maison du couple”. Les illustrations sont enfantines, les deux personnages principaux, qu’on imagine mariés, ont une tête en forme de cœur.

La religieuse jette un coup d’œil à sa montre et déclare qu’il est l’heure pour elle d’aller travailler. Curieuse, je la questionne sur la nature de son travail. Elle me répond qu’elle fait le ménage dans les bâtiments publics de son village.

— C’est pas terrible hein ? M’enfin j’ai trouvé que ça, alors ! s’empresse-t-elle de commenter.
— Madame, on ne vous juge pas, vous faites ce que vous avez à faire. Réponds-je complètement démunie. 

Lorsqu’elle prend enfin congé, je m’écroule sur le lit et exhale tout le malaise de cette rencontre. Puis je chuchote à Antonin 

— Putain, ça va être long.

Ce dernier barre immédiatement ses lèvres de son index. Chut !
Je saisis le petit livre illustré et le feuillette machinalement. Je tombe immédiatement sur une illustration qui représente un personnage féminin, avec une tête de coeur et de redondantes oreilles en coeur elles aussi, perchée sur le toit d’une maison, en train d’installer une antenne parabolique. Dans une bulle, au dessus de sa tête, on peut lire : “On va pouvoir capter canal sainte élite”
Je suis saisi d’une hilarité que j’étrangle dans les oreillers. Antonin jette un œil à l’objet de mon fou rire, nous suffuquons de concert d’un rire en sourdine.

Nous sommes le premier novembre 2020, c’est le troisième confinement pour tous les Français. Nous n’avons trouvé que ces bons samaritains pour nous loger dans la région.

C’est avec appréhension que nous gagnons la salle à manger pour l’heure du repas. Madame travaille tard, c’est donc en compagnie de Monsieur et de ses deux enfants que nous prendrons le dîner. Le couple nous a formulé la consigne de venir avec une bouteille de vin. Nous en avons pris deux. En notre seule présence, le mari s’est animé. Il est réservé mais d’une compagnie tout à fait agréable. Nous apprenons qu’il est menuisier-charpentier. Et que c’est lui-même qui a bâti sa maison. Quel choix intéressant de la part de notre Marie en chef. En revanche, sa paire de gosses de 15 et 17 ans n’a d’yeux que pour ses genoux et ne se contente que de répondre aux questions par oui ou par non. Un petit verre de notre vin nous est servi. Nous trinquons à notre rencontre, puis le menuisier se lève, rebouche la bouteille et la range dans un placard en déclarant : 

— Bon, et bah ça fera pour demain !

— Ça va même être très long. Pense-je sans rien dire. 

Lorsque sa femme rentre du travail, les composantes de l’air ambiant se modifient. Tout est plus lourd. Elle boit un verre de notre vin que son mari a ressorti du placard, avant de vite l’y remettre. Nous la regardons, envieux, déglutir le sang du Christ. Pendant vingt minutes, elle nous récite la liste de toutes les activités de la région, dont nous n’avons cure, car nous ne sommes pas venus pour faire du tourisme. Nous attendons de pouvoir récupérer notre véhicule en réparation dans un atelier. Une promenade dans la forêt nous irait très bien, d’autant plus que nous sommes tous supposés être confinés. Je tente  de le lui expliquer doucement.— Non mais je vous dis quand même, c’est pas grave. Me retorque-t-elle. 

Je comprends qu’elle éprouve une joie de petite fille à jouer son rôle d’hôtesse pour son projet de chambre à louer qui a vu le jour il y a peu. Elle y trouve sûrement la reconnaissance sociale dont elle manque dans sa fonction d’agent d’entretien. Nous allions bientôt subir la vérité crue sur le sujet. Le matin suivant, dès qu’elle nous apperçoit au pied de l’escalier, elle nous questionne : 

— Alors ? Vous avez lu le livre que je vous ai demandé de lire hier ? 

Je tourne un regard embarrassé vers Antonin, afin de ne pas avoir à soutenir son regard pendant que je j’avoue :

— Heu… non, non on l’a pas lu, non.

— Bah, lisez-le quand même, c’est pas long ! S’exclame l’ingénue, sur le ton agacé d’une fillette déçue. 

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