Khaan, mon chiot géant
La triste histoire de l'adoption d'un chien géant en Turquie.
Turquie, décembre 2022.
Les routes du monde m'avaient fait pousser assez de cheveux blancs. Comme je n'avais nulle intention de faire du tourisme dans les cellules d'incarcération peu reluisantes de certains pays, j'avais laissé mon 357 magnum chez mes parents.
Nous avions finalement mis la main sur la meilleure arme légale de dissuasion, qui, contrairement au revolver, nous apporterait chaleur et amour. Le Kangal. Un des meilleurs chiens de garde du monde, utilisé en Afrique pour défendre les troupeaux contre les tigres. Sa loyauté, sa placidité, son obéissance innée et sa délicatesse avec les enfants en faisaient le nouveau membre idéal de l'équipe. Un seul "problème" que nous avions choisi d'ignorer, sa taille. Le kangal est catégorisé parmi les chiens géants.
Khaan, notre Kangal, est enfin dans mes bras. Enfin, à mes pieds. À vue de nez, il doit faire 30 kg. Je m'attendais à ce que notre revendeur me ramène un chiot.
— Mais si, c'est un bébé ! Confirme le type grâce au traducteur de son téléphone. Chien très gros ! Kangal ! Ajoute-t-il, mimant le gigantisme en décrivant des circonvolutions dans les airs. Il a six mois, précise-t-il enfin.
Waouh ! Le morceau. Notre grand Khaan porte bien son nom.
— Où sont les papiers du chien ?
Cela faisait trois jours que nous étions en contact avec ce type, gardien de nuit dans un camping pour véhicules aménagés. Nous lui avions demandé à tout hasard s'il connaissait une ferme dans laquelle nous pourrions trouver des Kangals à l'adoption. Le bougre en connaissait une et justement des chiens étaient prêts pour la vente. La communication était très mauvaise, le Turc ne parlait que sa langue natale et les traducteurs téléphoniques ne font jamais un travail honnête. Nous avions dû choisir notre chien sur photo. Impossible de nous rendre nous-mêmes dans la ferme pour des raisons obscures et extrêmement mal traduites.
Premier drapeau rouge
Le type me tend un papier plié en deux que je déplie à la lueur de la pauvre ampoule du porche. Khaan essaie de me grimper dessus en pleurnichant, il pousse mon coude vigoureusement avec sa grosse tête de bébé pour avoir plus de caresses. Le document est écrit en turc. Le revendeur me presse. Il faut faire vite, son patron va bientôt revenir au camping et il n'a pas le droit de faire du commerce de chiens ici. Il n'a de cesse de me parler et de me presser, pendant que je tente laborieusement de traduire le document.
Deuxième drapeau rouge.
Il me faut être certaine que ce chien est bien vacciné et pucé, sans quoi je ne pourrai pas le ramener en France. C'est le point essentiel sur lequel nous avions conclu l'affaire.
— Il faut partir maintenant, déclare à nouveau le gardien en me posant une main sur l'épaule.
J'érige un doigt de suspension devant son visage et traduis cette phrase à son intention : "Où est le numéro de puce du chien ?"
Le type est énervé par ma question et crache quelque chose en turc tout en pointant du nez la sortie du camping.
Troisième drapeau rouge.
Je tente de ne pas me laisser démonter et demande à nouveau. Il finit par pointer une série de chiffres sur le bout de papier. En prenant une grande inspiration pour évacuer l'état de panique dans lequel cet individu me plonge, je reporte les chiffres sur mon téléphone. Je n'ai aucune idée de comment vérifier s'ils sont bien attribués à ce chien qui se frotte contre mes jambes, et je n'arrive pas à réfléchir.
Soudain, Antonin reparait sur le porche dans un saut de cabri. Il était parti retirer les 100 euros que le vendeur voulait pour ce chien qui, en France, en vaudrait 1200. Le vendeur s'en empare aussitôt et pose une main sur les omoplates de mon homme afin d'initer la levée de camp. La femme de l'escroc supposé me fait signe qu'elle veut de l'argent pour le thé et les biscuits qu'elle m'a servis. Son mari se retourne et m'incite à me dépêcher de sortir un billet ; le temps presse.
Quatrième drapeau rouge.
Le recéleur de chiens nous fait comprendre qu'il nous accompagne au-dehors dans un endroit tranquille pour discuter de ce que je veux, mais loin de son patron. Je suis soulagée. Le type monte dans notre van et s'improvise copilote. Bientôt il nous fait signe de nous arrêter devant une superette de coin de rue, puis il nous demande si nous sommes partants pour boire une bière. Il précise qu'il meurt d'envie de s'en jeter une dans le gosier mais que sa femme lui casserait le crâne avec une casserole s'il s'en avisait. Antonin agite la tête affirmativement. Avant de descendre, le bonhomme tend la main vers nos poches tout en frottant son pouce et son index. Mes épaules tombent d'un étage, je souffle. Antonin tourne un regard blasé vers le mien. Je replonge ma main dans ma poche et lui sors une petite liasse de livres.
Il est rapidement de retour avec un sac plastique rempli de canettes d'EFES pilsner. Il nous indique le chemin d'un parking isolé tout en nous expliquant qu'il doit absolument se cacher pour boire son coup, sinon, la communauté musulmane lui tomberait dessus.
Le moteur est arrêté, je repars immédiatement sur mes problèmes de puce de chien et de passeport vaccinal. Le type m'interromp, déglutit une gorgée de bière et plante un regard neuf et détendu dans le mien.
— Tu as mon numéro de téléphone et tu sais où j'habite. (il tapote le dessus de ma main avant d'ajouter) Je t'ai vendu un chien parfaitement en règle. Je suis quelqu'un d'honnête. Les Turcs sont des escrocs, mais pas moi. Moi, j'ai de l'honneur. Termine-t-il en reprenant une gorgée de trahison pour sa propre religion.
Cinquième drapeau rouge.
Une femme voilée traverse la rue devant notre véhicule et jette un coup d'œil machinal à l'intérieur. À l'instant où elle aperçoit notre copilote locale en plein apéro, sa posture se transforme subitement en celle d'une chouette aveuglée par les lumières d'un poids lourd. Sa surprise passée, elle se tourne sur sa gauche et semble appeler quelqu'un.
— Vite, démarre, on se casse. Nous lance le copilote. Il avale sa bière cul sec sur le chemin du retour et se jette hors du véhicule dès que celui-ci approche la grille de son camping.
Deux jours plus tard
Dès qu'elle aperçoit notre chien sur le parking de sa clinique, la vétérinaire qui nous avait donné rendez-vous fronce les sourcils et nous questionne dans un anglais parfait :
— Have you ever seen a Kangal?
— Est-ce que vous avez déjà vu un Kangal ?
Sa question rhétorique me glace la moelle épinière.
— Comment ça ? Ce chien n'en est pas un ?
— Ah ! Si ! C'en est un, c'en est même un très beau. Mais je n'ai même pas besoin de l'examiner pour vous dire qu'il n'est pas vacciné et que le papier que vous tenez dans la main est un faux.
J'ai une horrible crampe d'estomac.
— Comment ça ? Demandons-nous ingénument.
La vétérinaire secoue la tête de gauche à droite en soufflant par le nez et fait un pas vers nous. Elle s'agenouille devant le grand Khaan, l'énorme bébé de 30 kg, et lui caresse la tête avant de nous révéler :
— Votre chien là, il n'a pas six mois comme vous me l'aviez dit au téléphone.
— J'en étais sûre, un chiot de six mois aussi gros, ça me paraissait étrange.
— Non, non ! me reprend-t-elle. Vous n'y êtes pas, il est trop petit pour avoir déjà six mois, il est plus jeune que ça.
Mon cœur se soulève.
La professionnelle lui retrousse les babines et inspecte sa dentition.
— Voyez, fait-elle en pointant une rangée de minuscules dents pointues. Il n'a pas plus de quatre mois votre chiot.
Bordel, un chiot de 4 mois et 30 kilos.
Incapable d'intégrer la mauvaise nouvelle, je tends le papier que l'escroc confirmé m'avait remis. La vétérinaire l'examine, l'air navré.
— C'est n'importe quoi votre papier. dit-elle en me le rendant.
Je suis complètement décontenancée.
— Vous pouvez nous aider ? Nous avons besoin de ramener ce chien en France le plus vite possible. S'il vous plaît.
Le médecin m'examine l'air désolé.
— Au plus rapide, si toutefois vous y arrivez, le processus de vaccination obligatoire pour faire passer ce chien en France vous prendra six mois.
Ses mots tombent comme une guillotine sur la nuque de mes espoirs. Mes hormones chamboulées me montent à la gorge, j'éclate en sanglots.
— Je suis enceinte de trois mois et demi. Je n'ai pas tout ce temps-là…
Pendant que le chiot monumental se fait examiner, en quête d'éventuelles maladies qui pourraient compromettre la santé de notre bébé à naître, nous discutons avec l'équipe des vétérinaires.
Même si nous avions ces fameux six mois devant nous pour faire vacciner et pucer ce chien, il est impossible d'initier le processus car, pour faire pucer un chien turc, il faut un numéro de carte d'identité turque.
Pragmatiques, nous décidons de trouver un ressortissant local d'accord pour prêter son numéro de carte d'identité, ainsi qu'une famille d'accueil pour placer le grand Khaan le temps de rentrer accoucher en France.
Le premier point fut extrêmement aisé. À force d'écumer les routes du monde, on connaît forcément quelqu'un qui connaît quelqu'un qui connaît quelqu'un qui a un pote à moins de 20 km de notre position actuelle.
Istanbul,
Nous rencontrons Kerem sur la rive asiatique du Bosphore. Il ne voit aucun problème à prendre Khaan sous son nom. En revanche, il ne peut pas garder notre géant. Qu'à cela ne tienne, une étape après l'autre.
Pendant près de trois semaines, nous cherchons, de plus en plus désespérément, un foyer pour garder Khaan. Rien. Étrangement, personne n'accepte de recevoir chez lui un chien géant. Beaucoup disent craindre les Kangals, d'autres n'ont pas la place.
Au téléphone, cet escroc de vendeur de chiens du dimanche continua de m'assurer que son faux papier était valide. Puis, il entreprit de me harceler pour obtenir plus d'argent pour le chien. Il se mit à nous téléphoner tous les jours, plusieurs fois par jour. Il devint menaçant. Un matin, j'eus l'idée de lui dire que j'acceptais enfin de le rencontrer car j'avais contracté une maladie provenant de son chien. La police auprès de laquelle j'avais déclaré l'achat de mon chien était très intéressée de connaître sa provenance. Je fus très aimable au téléphone et le rassurai sur le caractère formalitaire de la démarche, puisqu'il n'avait rien à se reprocher. J'en profiterais pour lui donner les lires supplémentaires qu'il demandait à ce moment-là.
Je n'eus plus jamais de ses nouvelles.
Problème réglé.
Le temps presse. Notre visa est sur le point d'expirer et nous rapproche un peu plus chaque jour du moment où l'on va devoir abandonner notre chien dans la rue.
En Turquie, les refuges n'existent pas. Toute sorte de chiens de toutes races, petits ou monstrueux, peuplent les coins de rue de la capitale. L'autre jour, la truffe dans les poubelles, j'ai surpris un rottweiler.
Une nuit, nous campions dans un champ aux abords de la capitale. Au détour d'un sentier, nous tombâmes sur le spectacle effroyable d'une bande d'énormes chiens qui dévoraient un de leurs semblables.
— Allô ? Excusez-moi de vous importuner un dimanche matin, mais j'ai un gros problème.
Au bout du fil, j'ai un éleveur de Kangals de nationalité turque, mais basé en France. Nous sympathisons rapidement, ce qui ne l'empêche pas d'enfoncer le clou. Il m'annonce que le kangal est interdit en France et qu'il est tout aussi interdit de le sortir de Turquie. C'est leur chien emblématique et les règles le concernant sont très strictes.
— Te fatigue pas pour les papiers. Tu les feras en France dès que tu seras rentrée. Tu diras au véto que tu as trouvé ce chien et que tu ne connais pas la race et personne te fera chier. Écoute-moi bien, les Kangals sont particulièrement obéissants et dociles, même chiots. Alors voilà ce que tu vas faire : au moment du passage à la frontière, tu vas le faire coucher à tes pieds dans ta bagnole. Il ne bougera pas. Dès que tu poses le pied en France, tu files chez le véto, il ne faut pas déconner avec la rage.
— Quel est mon pourcentage de réussite ?
— J'en sais rien, 70 %, je dirais.
— Et s'ils trouvent le chien à la douane ?
— Ah ! Ça… s'ils le trouvent, ils l'euthanasient. C'est leur politique de dissuasion. Mais bon, vous réalisez que vous n'avez pas grand choix ? Que vous l'abandonniez à la rue ou que vous tentiez de le faire passer à la frontière, dans les deux cas il a des chances d'y rester. Mais dans le cas où il reste en vie, ce serait une vie nettement plus chouette à vos côtés. C'est vous qui voyez. Bonne chance.
Quatre jours plus tard
Antonin doit arrêter le van et couper le moteur. Un Turc d'une quarantaine d'années fait le tour de notre fourgon et passe sur son flanc. La gorge serrée, les larmes au bord des yeux, je suis obligée d'ouvrir la porte latérale. Docile et obéissant, mon amour de chien était resté allongé en boule au pied du siège conducteur. Je plante mes yeux dans ceux de l'homme aux cheveux déjà poivre et sel qui me fait face, et je tente de toutes mes forces de garder mon stoïcisme. Au fond, j'ai envie de hurler.
C'est fini.
Nous ne sommes pas parvenus à gagner cette bataille qui nous parut une éternité. Et notre histoire avec Khann s'arrête ici, et maintenant.
L'homme me fait signe de descendre du véhicule. Je m'exécute, mes semelles rejoignent le goudron du trottoir.
— Where he is ?
— Il est où ? Me demande le Turc dans un anglais approximatif.
Je me retourne vers l'habitacle, obligée d'appeler mon chien qui me rejoint aussitôt. Dès qu'il voit le Kangal, le visage de l'homme se transforme. Il s'agenouille sur le sol, ouvre les bras et les referme autour de Khaan comme s'il étreignait le Messy. Il lui embrasse frénétiquement le sommet du crâne et lui brosse le poil de ses grosses mains. Lorsqu'il lève à nouveau les yeux vers moi, je constate que lui aussi est au bord des larmes.
— Ah ! I'm very big happy ! I'm very big happy ! Thank you ! Thank you ! répète-t-il frénétiquement avant de me serrer moi aussi dans ses bras.
— Il est vraiment très heureux, me traduit sa femme dans un anglais correct. Elle vient de nous rejoindre sur ce parking de la petite ville de Kastamonu. Depuis le temps qu'il rêvait d'avoir un Kangal ! On n'aurait jamais pu s'en offrir un. C'est un merveilleux cadeau que vous nous faites, on ne sait pas comment vous remercier… merci !
— I'm very big happy, continuait le mari en pleurant d'émotion.
Nous sommes à pas moins de 500 km d'Istanbul, dans la ville de cette famille adoptive sans voiture, qui rêvait depuis toujours d'adopter un Kangal. J'avais trouvé leur annonce sur Facebook, comme une bouteille à la mer. Ils n'en revenaient toujours pas. Non seulement nous leur offrions un bébé kangal, mais en plus nous assurions la livraison à domicile et les accessoires étaient fournis.
Le couple, fou de bonheur, avait prévu de multiples cadeaux à notre intention, et ils nous invitèrent même au restaurant.
— Ce sont des chiens beaucoup trop loyaux, Madame. m'avait assuré l'éleveur basé en France. Si vous laissez Khaan vivre quatre mois dans cette famille, vous le perdez. Il se sera attaché à ses nouveaux maîtres. Sans compter que vous réalisez la taille qu'il aura atteinte dans quatre mois ? Vous vous imaginez récupérer un chien géant, probablement mal dressé, avec un nouveau-né ?
C'est le cœur lourd que nous fîmes les 500 km de retour jusqu'à la frontière à laquelle personne ne vint vérifier quoi que ce soit dans notre van… Mais c'était une roulette russe à laquelle nous avions décidé de ne pas jouer.

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