Margaux Margaux

Illumination

C’est à cet instant que mes certitudes chavirèrent. Mes acquis, ma conception du monde, tout ! Tout avait basculé et flottait à présent dans l’air autour de moi, dans un nuage de perplexité et d’hébétude.

Illumination

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À de nombreuses reprises, j’ai décrété que le père de ma fille (que l’on nommera Antonin, car c’est son prénom), était bien singulier. Nous pensons tous avoir dans nos vies un phénomène, mais en réalité, les vrais cas sont rares. Finalement, avec le temps et l’expérience, on réalise qu'il existe des grappes d’énergumènes de la même engeance qui croisent le même chemin, accouplent leurs idées et perpétuent leur délire. Comme les platistes ou les fans de Phil Colins. Mais le mien, c’est autre chose. Le mien est un oiseau en voie de disparition et j’ai toujours presque religieusement cru que son espèce s’éteindrait avec lui. 

Un matin, après le café, une envie pressante le pousse à se mettre en quête d’un endroit approprié. Jusque-là, l’affaire est banale. Ce n’est cependant pas comme si c’était aussi facile que de passer de l’assise de son bureau à celle de la cuvette des toilettes. Non, car notre logement et lieu de travail se trouve être un Mercedes Sprinter bleu. Notez que la couleur dudit fourgon n’aura aucune incidence sur l’histoire qui suit. Nous voici en route vers, selon Google Maps, les toilettes publiques les plus proches. Nous sommes en novembre, pas un chat dans le parc public. Un vent froid balaie les bancs et les tables de pique-nique désertées.
Des nuages gris tirent une couverture maussade sur ce lieu d’où la vie a momentanément disparu. Bref, c’est l’intersaison. Sans surprise, pour moi, les toilettes du parc sont fermées. Pour Antonin, c’est le choc. En fait, je le suspecte de s’y être attendu, du moins, j’en ai l’intime espoir, mais l’occasion de s’insurger aurait manqué à son quotidien. C’est donc avec véhémence qu’il entame une palabre satirique. Les verbes hostiles et péremptoires roulent dans l’air en flux continu et forcent audience à mes oreilles non consentantes. Je souffle. 
“Quoi ? T’es pas d’accord ?, s'interrompt-il, agacé. 
Peu importait si j’étais d’accord ou non. Cette scène avait été jouée plus de fois qu’il était nécessaire et cela n’avait jamais fait apparaître d’employé municipal pour nous ouvrir les petits coins. 

“Si c’est pour les fermer, ça ne sert à rien de faire des toilettes publiques.” Continue-t-il, imperturbable. 
— Oui, oui, c’est bon, je sais. Et on devrait chier devant la porte pour leur apprendre…bla bla bla…
— Et on devrait chier devant la porte pour leur apprendre à fermer les toilettes publiques, alors qu’on paie toujours plus d’impôts pour un service public de plus en plus proche de celui des pays où justement, on fait caca parterre !" Reprend-il avec force et dévotion. 

Je claque la portière avant la fin de sa phrase que je connais par cœur. 

“Chier devant la porte !” Je grommèle tandis que je traverse le parc sous un crachin désagréable. 
Le pire, c’est que je suis certaine qu’il pense réellement que ce genre de grossièreté scatophile et incivile représente un acte revendicatif approprié et efficace. Peut-être même, ne lui est-il jamais venu à l’esprit de trouver un interlocuteur qualifié pour ouvrir le dialogue à ce sujet. Les mots semblent avoir pour lui moins de poids que les déjections. C’est son idée de l’évolution de la société et de la modernisation de la démocratie. Ainsi, ce ne seraient plus nos voix qui porteraient nos idées, mais nos anus qui en produiraient la substance. On ferait bouger les choses et avancer les débats, non plus avec des mots, mais avec du caca. L’humanité est passée par des milliers d’années d’évolution, de guerres et de révolutions, pour finalement en revenir au stade fécal le plus ordinaire, que certains singes semblent même abandonner au profit du langage, justement, et de celui des signes, plus précisément.

Il y a un petit pont, un ruisseau se prélasse mollement sous son arc. Je le traverse en poursuivant mes pensées : 

Je deviens coutumière de ses idées pour le moins divertissantes, qu’il me sert obstinément en guise de petit déjeuner. Celle-ci vaut peut-être mieux que la précédente. C'est dire.

Lorsque nous dormions en auberge de jeunesse, nous faisions quotidiennement les frais des incivilités d’autres voyageurs qui partageaient notre chambre. Beaucoup rentraient ivres à quatre heures du matin pour vociférer des voyelles confuses au milieu d’une demi-douzaine d’innocents endormis. Antonin, ainsi que moi-même et également le reste de la chambrée, n’étions pas contents. Mais alors que nous soufflions des “chuuuut” ou encore, articulions-nous distinctement notre souhait qu’ils la fermassent, Antonin, lui, s’était mis en tête de flatuler agressivement. C’était, selon lui, une manière à la fois appropriée et claire de signaler son mécontentement aux perturbateurs, en les renvoyant à leur propre manque de civilité.  Je fus obligée de reconnaître que péter très fort est effectivement une manière fonctionnelle de manifester sa présence auprès d'individus qui l’auraient oubliée. Cependant, je me montrai catégorique quant au fait que jamais quelqu’un de normalement constitué ne pourrait tirer les bonnes conclusions à l’écoute d’un puissant pet. L’audition d’une violente évacuation de gaz dans une chambre de douze personnes évoquerait simplement à tout un chacun qu’un grossier personnage les dérespecte tout autant que le fond de son caleçon. Jamais personne, à l'écoute d’un prout brutal, ne s’écriera : “Oui, pardon, c’est vrai qu’en vociférant, ivre, au milieu d’une assemblée endormie, je me montre irrespectueux. Veuillez m’excuser.” Je suis catégorique : les rejets ne sont en aucun cas, chez les humains, un moyen de communication.

De l’autre côté du pont, quelques arbres forment une sorte d’arche et derrière s’offre ce que je supposais être la deuxième partie du parc. Là, je découvre ce que j’espérais : un deuxième bâtiment sanitaire. J’ai la certitude qu’il sera verrouillé, d’ailleurs la porte est fermée, mais j’effectue les derniers pas pour bonne mesure. Mon regard est d’abord figé sur le verrou enclenché, surmonté du trou rectangulaire duquel on a retiré la poignée et dont émerge maintenant une tige en métal. Puis mon regard tombe au sol, attiré par la présence d'un objet sombre. C’est à cet instant que mes certitudes chavirèrent. Mes acquis, ma conception du monde, tout ! Tout avait basculé et flottait à présent dans l’air autour de moi, dans un nuage de perplexité et d’hébétude. Mes lèvres, entrouvertes par la stupéfaction, n’auraient su qu’articuler si Antonin s’était trouvé près de moi à cet instant. Son : “Ah ! Tu vois ? C’est ce que je t’avais dit !" jeté dans l’air sur le ton conquérant de celui qui n’a jamais tort, aurait claqué dans mes oreilles comme une gifle. 
Un frisson parcourt la chute de mes reins à mesure que je prends conscience que les pensées d’Antonin ne sont pas uniques et vouées à s’éteindre naturellement. Il possède des disciples, pire, des intégristes.
Abandonnée aux bras de ma torpeur, un frisson se libère un chemin sur ma peau à l’idée de la dystopie dans laquelle nous pourrions vivre “s’ils” venaient à se reproduire en trop grand nombre. J’ai l’image de sénateurs respectables, lors de longs débats parlementaires, péter furieusement dans les micros du Sénat pour défendre les intérêts de leur région. Les urnes de vote, plus remplies que des fosses septiques, lanceraient une vague mortelle de dysenterie.
Antonin m’a souvent parlé de ce monde dans lequel les acteurs sociaux seraient directement confrontés aux merdes qu’ils engendrent, ainsi qu’à leurs conséquences. Nous passerions d’abord une vague de chaos avant qu’un nouvel ordre ne s’installe.

Je tourne les talons et appréhende d’un pas fébrile les reliefs du nouveau monde dans lequel je dois vivre. Dans mon dos, l’étron immonde d’humain, adossé sur la porte des toilettes publiques, me regarde m’éloigner, un sourire mauvais au coin des… au coin du… avec un sourire mauvais. 

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Margaux

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Un recueil d'aventures extravagantes mais véridiques, au fil des pages duquel on frissonne, on rit, on se cultive, mais surtout, on voyage.

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