Jack Jack

Des amphores et des emmerdes

Le gars me demande si j’ai un passeport et des factures pour ces amphores. Il prend son téléphone et compose le numéro de l’entreprise que j’ai écrit au hasard en guise d'en-tête pour ma facture bidon. Oh putain ! Ça, ce n’était pas prévu.

Des amphores et des emmerdes

Cela faisait quelques années qu'à la fin des saisons d'hiver, j'avais pris l'habitude de faire le tour des parcs de location de matériel dans les stations de ski françaises. Avec les biffetons amassés pendant ma saison, je rachetais des skis dont les types se débarrassaient pour renouveler leur stock. Ensuite, je partais les revendre en Géorgie.
J'ai un ami qui tenait le même filon, mais lui ne tapait pas le chemin de retour les cales vides. Il achetait des amphores qu'il rentrait vendre en France aux viniculteurs labelisés biologiques. L'aventure m'a séduite, mon pote m'a refilé le tuyau. Cependant, l'affaire ne s'avéra pas aussi mince qu'elle en avait l'air. En fait, c'était même carrément une affaire aussi grosse que ces putains d'amphores. Fervents défenseurs et simples amoureux de la légalité, stoppez votre lecture ici…

Georgie, 2019

Les skis sont vendus, je décide de racheter le Mercedes caisse de mon ami Fofi, car ce dernier a décidé de s'installer sur place jusqu'à nouvel ordre.
Nous nous rendons ensemble dans la famille à laquelle il achète habituellement ses amphores de 200 litres.

Fofi a eu beau me prévenir du caractère surprenant de la méthode traditionnelle de fabrication des quevris de cette famille, je suis quand même stupéfait. Les mecs se roulent le t-shirt jusque sous les tétines et modèlent les amphores à l'aide de leur gros ventre rond. Les bonshommes tournent autour des Quevris et leurs panses proéminantes rebondissent sur l'argile pour en sculpter les formes arrondies.


Nous passons une journée à les aider à faire cuire plusieurs amphores séchées. Nous les transportons pour cuisson dans un grand four en briques bâti près de la maison. Il faut descendre les énormes barriques du grenier (forcément, si elles avaient été stockées en rez-de-chaussée, on se serait ennuyé) avec une espèce d’ascenseur fait maison qui ne donne pas confiance et sur lequel Fofi ne veut pas mettre un pied. Bon, il n’y a que ça, on a le goût du risque ou on ne l’a pas !
Une fois la dizaine d’amphores empilées dans le four, on construit un mur éphémère en briques de plus de 3 m pour le fermer… Que l’on cassera pour récupérer le fruit de la cuisson. Puis, on allume le feu de bois qu’il faudra veiller pendant 48 h. Ah oui! Tout ça en été sous un climat proche de la canicule.


Nous célébrons la fin du labeur avec un bon repas accompagné de tchatcha, une gnôle locale à... à l'alcool ! Un truc à décoller le papier peint.

Le lendemain, Fofi m'aide à sélectionner les amphores que j’achèterai. Oui, moi je n’y connais rien. Pour ce faire, il faut cogner un caillou contre les quevris, analyser la résonance et essayer de déceler d’éventuelles fissures.

Une dizaine d'amphores de 200 et 60 litres est maintenant stockée dans mon camion, enveloppées de panneaux de polystyrène, puis sanglées tant bien que mal. Il faut espérer que les 5000 km qui les attendent ne signent pas la fin de leur existence.
On remercie la famille pour leur accueil, je les paie, j'embrasse Fofi
« davaï ! À la prochaine, on se tient au courant.»

Il est maintenant l'heure de bricoler des fausses factures pour la douane ...

Évidemment, les achats se sont faits en espèces puisqu'il s'agit d'un art ancestral pratiqué par une famille sans inscription au registre du commerce. Je bricole une facture des plus simples avec un nom d’entreprise que je trouve sur internet. Je crois que les types font effectivement des amphores… Je prends l’équivalent de leur numéro de Siret et leurs coordonnées pour les renseigner sur ma belle facture.

Le lendemain matin, je pars à la frontière, mi-confiant, mi-hésitant, mais bon, il faut y aller.
J’arrive au poste géorgien pour la sortie du pays.
Contrôle de passeport.
Ça y est, ils me demandent d’ouvrir la caisse de mon camion.
Nous échangeons dans un mélange de géorgien et d'anglais. Si un mot est incompris dans une langue, on tente sa chance dans l'autre.
— C’est quoi ça?
— Des amphores pour faire du vin !
— Tu fais du vin?
— Évidemment ! Je suis français !
— Ah oui ? Bordeaux ?
— Oui voilà, exactement ! Bordeaux (avec un beau sourire et un pouce en l’air pour le flatter de ses grandes connaissances en vins).
Pour info, je ne m'y connais pas plus en vins qu’en amphores.
— Tu as les factures ?
Je lui donne ma facture faite hier soir que j’ai froissée et un peu laissée traîner par terre pour qu’elle paraisse moins propre et neuve.
Son regard tombe sur mon œuvre :
— Tu ne pourras pas entrer en Turquie avec ça, déclare-t-il.
— Mais si, ne t’inquiète pas.
— Bon alors vas-y, tu peux sortir de la Géorgie, conclut-il sans conviction.
J’arrive au poste turc, je leur présente mon passeport et ma facture. Ils sont très froids et me demandent de leur ouvrir le camion pour regarder.
— Non, tu ne peux pas passer avec seulement ce papier.
Puis, s'ensuit une conversation comme on les aime sur les postes frontières des pays lointains : personne ne se comprend.
La seule chose que je décrypte avec certitude, c'est qu’ils veulent que je retourne en Géorgie et que ça les gonfle.

Je repars en Géorgie.
En me voyant rebrousser chemin, les douaniers géorgiens m'adressent quelques sourires moqueurs, l'air de dire : "Tu vois, tu n’es pas passé !"

De retour à Akhaltsikhé en Géorgie, je trouve un téléphone et une carte SIM locales.
— Allô Fofi ? Bon, c’est le bordel, ils ne m’ont pas laissé passer en Turquie, tu n’as pas un contact dans la ville?
— Ah merde ! Il y aurait bien un type, un Turc qui bosse en Géorgie, mais je ne le connais pas spécialement. Je crois qu’il est transporteur ou un truc comme ça. Il avait déjà fait un papier pour mon oncle une fois.
— Bon, je n’ai pas vraiment le choix, donc allons pour celui-ci.

J'appelle le type et essaie de lui parler avec mon anglais qui est moins bon que mon géorgien (c’est pour dire), lui, me répond en turc... on
ne se comprend pas, il raccroche. Super !
Je le rappelle pour tenter une deuxième chance. Il décroche. Même début de conversation : je lui explique que je cherche à aller en Turquie et puis jusqu’en France avec des marchandises. Il ne comprend pas, mais cette fois me passe quelqu’un qui parle un peu anglais. On arrive plus ou moins à se comprendre et il me donne rendez-vous dans la ville.

Quinze minutes plus tard, je suis au rendez-vous. Je me rends compte que je ne sais pas qui je dois trouver. Je rappelle et je décris le camion Mercedes rouge avec
la caisse blanche. Arrive un type taillé avec une tête de mercenaire qui me demande de le suivre.
Soit !
Il me conduit dans un petit bâtiment puis on monte un escalier étroit et nous voilà arrivés dans des bureaux sombres. Il me demande d’attendre dans le couloir. Je n’ai aucune idée d’où je suis tombé ni de qui sont ces gens.
Le type revient et me dit d’entrer dans un bureau dans lequel un Turc est assis, gros, tête de mafieux en chemise. C’est sa fille qui fera la traduction, ça a l'air d'être une structure familiale.
Après lui avoir expliqué mon affaire, le gars me demande si j’ai un passeport et des factures pour ces amphores. Je lui réponds par l’affirmative et lui tends ma facture et mon passeport. Il examine mes documents et s'ensuit un échange hasardeux. Sa fille ne fait pas un bon travail de traduction.
Il prend son téléphone et compose le numéro de l’entreprise que j’ai écrit au hasard en guise d'en-tête pour ma facture bidon.
Oh putain ! Ça, ce n’était pas prévu.
Je me saisis également rapidement de mon téléphone.
Le gars réussit à avoir l’entreprise au téléphone et commence à discuter.
Fofi décroche. Je lui explique mon cas :
— Là, il est en train de parler avec les mecs de l'entreprise que j'ai renseignée sur ma facture… Il est donc sur le point de percuter que ma facture est fausse. Est-ce que tu connais les gars que j'ai en face de moi ? Ils sont de quel côté ?

Le Turc fronce les sourcils et me regarde en coin, son téléphone toujours pressé contre son oreille. Je comprends que l’entreprise au bout du fil vient de lui apprendre qu'elle n'a aucune idée de quoi il retourne.
— Fofi, c’est qui ces gars ? Ils vont bientôt comprendre que c’est une fausse facture, tu crois qu’ils vont appeler les flics ? J’ai mon passeport en visuel sur le coin du bureau, là je peux encore bondir, le prendre et courir dehors pour me barrer.
Fofi me répond qu’il n’en sait pas beaucoup plus que moi sur les gars et qu’il ne peut pas m’aider sur ce coup-là.
Le type raccroche, trop tard pour me barrer. Je raccroche aussi. Il secoue ma facture avec un air incrédule. Merde, ça sent pas bon là...
Il me fait comprendre qu’il sait que c’est une fausse facture.
Je stresse un peu…
Puis, il ajoute :
— Ce n’est pas terrible… on va en faire une meilleure !
Oh putain, on est à la maison ! Le gars veut me faire une meilleure fausse facture.
— Tu veux un café ?
— ¡Tamam! Va pour un café, même si je ne suis pas fan des cafés turcs.
Je suis détendu de voir que c’est plutôt une équipe de transporteurs mafieux que de collabos. On passe un moment à remplir des documents, à parler argent aussi. Il appelle des contacts, puis d’autres. On attend les réponses. Ça va, puis ça ne va plus, c’est assez long. Après quelques heures passées dans le bureau, le mafieux à chemise me dit que finalement, ce n’est pas si simple et que ça va coûter
plus cher que prévu...
Oui, j’avais bien dit mafieux.
Il me déleste de plus de 200€
Enfin, le mafieux et le mercenaire me donnent rendez-vous le lendemain matin à la frontière. Selon eux, sans leur présence, je ne passerai pas.

— Ah oui, et prévois aussi du cash, on aura besoin d’en donner un peu à quelques personnes sur place. Rajoute-t-il avant de prendre congé.

Le lendemain matin, nous voilà de nouveau à la frontière. Le mafieux et le mercenaire sont au rendez-vous. Je passe le poste géorgien dans leur aide, car celui-ci ne pose pas de problème.
Je retrouve le même douanier que la veille, je lui montre la même facture pour ne pas déclencher chez lui un excès de zèle, et il me prévient à nouveau que je ne passerai pas plus que le jour précédent.
Arrivé au poste turc, je retrouve mes deux compères qui sortent de leur voiture noire. Ils me demandent les papiers qu’ils m’ont imprimés et donnés la veille. Ce sont eux qui vont tout gérer. Ils savent qui aller voir, que dire et surtout ils parlent le turc. Je me contente de les observer négocier et parlementer. De temps en
temps, le type du comptoir se penche pour m'examiner. Son regard
tombe donc sur un type assez banal en short et débardeur et pas forcément des plus propres. Oui, la température est toujours caniculaire et durant ces derniers jours, je n’ai pas eu de machine à laver sous la main.
Au bout de quelques minutes, nous sommes conduits dans un bureau avec un type
qui a l’air de bien manger. (et pas trop courir) : il est assis sur son fauteuil, décontracté et l'air très sûr de la place qu’il occupe. On discute un peu, ou plutôt ils discutent un peu, et moi je dois sortir quelques billets à joindre au dossier. Sans doute des frais de gestion. Puis, il met le coup de tampon de son service.
Première étape validée !
De retour au camion, ils me font comprendre qu'ils vont le sceller pour la traversée de la Turquie. Par contre, le douanier me fait comprendre qu’il ne compte pas monter sur la caisse à 3,5 m de haut pour poser le plomb sur le haut de la porte. Bordel ! En plus de raquer, il faut tout faire soi-même ! Aller ! Donne-moi ton truc, je monte et je plomberai mon camion moi-même dans ce cas.

Le camion plombé, les poignées de mains serrées, je m'attendais à pouvoir partir.
— Attends, l’ami, il reste encore quelqu'un à aller voir pour valider l'entrée en Turquie ! Me préviennent le mercenaire et le mafieux.
Ce dernier type dans sa guérite n’aime pas bien sourire. Il demande mon passeport et mes documents, puis gesticule et semble tergiverser avec les gars. Je ne comprends pas les mots, mais l'attitude est universelle… Mes compères finissent par se retourner vers moi et, tout en me rendant mon passeport, me soufflent discrètement de le farcir de billets pour que monsieur se sente plus enclin à la validation finale de la partie administrative.
Puis, le tampon tombe, c’est magique !
Teşekkür ederim (merci beaucoup) et on repart vers nos véhicules. Même si je sens
bien la légèreté de mon portefeuille après ces quelques jours, je les remercie et leur souhaite une bonne journée.
"Tamam, güle güle!"
Je monte dans le Mercedes et démarre. Je prends la direction du poste où nous sommes passés en dernier, le gars dans sa guérite ne me demande même pas de m’arrêter, et me fait des gestes exaspérés pour que j'avance et disparaisse de sa vue. Très bien, merci monsieur l’agent, faisons comme ça.
La Turquie s’ouvre et le Mercedes se retrouve sur les routes au milieu des plaines, les vitres ouvertes, la musique à fond pour fêter ça. On the road again !

Et puis… une autre frontière s'est présentée...

Suite le 25 novembre 2025

Cela vous a plu ? PARTAGEZ ! C'est très important pour nous.
Il s'agit d'une série, je vous invite à
souscrire pour être notifié de la publication des prochaines brèves.
Si vous souhaitez avoir accès à toutes les publications (brèves ; podcasts ; essais ; guides humoristiques) ainsi qu'au téléchargement gratuit des livres de la plateforme, c'est
ici. Merci, c'est très important pour nous !

"La terre des poules" en téléchargement gratuit pour les explorateurs.

Un recueil d'aventures extravagantes mais véridiques, au fil des pages duquel on frissonne, on rit, on se cultive, mais surtout, on voyage.

Découvrir

Partager