#2 Seule dans le désert, ou presque
Il n’y a pas de réseau ici. Mis à part le bétail, les chiens de travail, les kangourous et quelques baobabs, il n’y a rien du tout autour de moi. Le fermier qui m’a embauché, a pris deux jours pour me former à l’essentiel avant de prendre la route pour Brisbane, soit sept-cent kilomètres au sud
Quelque part, près de Baralaba, Queensland, Australie.
Quelle heure était-il ? Je ne saurais le dire. Je ne porte pas de montre, et comme souvent, j’avais laissé mon téléphone portable dans ma chambre. Inutile de s’encombrer de cet appareil fragile si l’on s’éloigne de la ferme de plus de dix mètres. Il n’y a pas de réseau ici. En fait, mis à part le bétail, les chiens de travail, les kangourous et quelques baobabs, il n’y a rien du tout autour de moi. Le fermier qui m’a embauché, a pris deux jours pour me former à l’essentiel avant de prendre la route pour Brisbane, soit sept-cent kilomètres au sud. Une petite distance pour un Australien, une grande solitude pour une Française laissée sur place.
J’ai terminé mes tâches quotidiennes, je suis sur la route du retour, à califourchon sur mon quad, un jerrycan d’essence vide sanglé sur la plateforme. Le vent brûlant se prend dans mes cheveux, les roues de mon engin soulèvent des nuages de poussière rouge dans mon sillage. Au bout d’une trentaine de minutes de piste, la monotonie du paysage est ébranlée par une courbe derrière laquelle j'aperçois enfin la ferme. Je passe le pont à bétail dans un fracas métallique, mon moteur gronde encore sur les quelques mètres qui me séparent de la grange. Là, je prépare l’engin pour le matin suivant. Il est déchargé des outils qui ne me serviront plus, je fais le plein, et je n’oublie pas de remplir aussi mon jerrican que je sangle déjà au quad. Ce sera ça de moins à faire demain aux aurores. En quittant la grange, je n’oublie pas de mettre un coup de clé au cadenas qui scelle les grandes portes. Tout en m’exécutant, je roule les yeux en l’air. “Sait-on jamais, si un kangourou venait nous cambrioler !” Pense-je à voix haute. Mais les ordres sont les ordres, le hangar doit toujours être verrouillé.
Le fermier est acariâtre, j’ai estimé qu’il serait plus douloureux qu’utile de le questionner sur cette obsession. Je me suis contentée de penser à l’isolement de cette ferme, si intense, que si quelqu’un venait jusqu’ici pour nous cambrioler, il serait absolument ridicule de penser que l’entreprise pourrait être mise en échec par un cadenas. Ce verrou, de tous les obstacles, est bien le moindre. Un coup de pince coupante ne serait à ce niveau qu’une petite formalité.
Je range la clé dans ma poche et tourne les talons. Une des dernières missions de la journée, avant de me livrer pleinement à ma solitude, est d’actionner l’arrosage automatique pour le gazon qui borde la ferme. Voilà encore une mission absurde, la solitude est sûrement un peu montée au cerveau du vieux fermier. Un gazon dans le désert, là où l'eau est un luxe et où les températures sont infernales. Voilà bien une excentricité que je me suis également gardée de commenter. Comme tous les jours, et pour la deuxième fois de la journée, je déplace les têtes rotatives pour tenter d'uniformiser l’arrosage. Le travail n’est jamais parfait, aussi, le gazon souffre de nombreux patchs bruns, à la manière d’un vitiligo. Le vieux fou s’en accommode parfaitement. Comme tous les soirs depuis quatre jours, je me livre à un petit plaisir que je me suis inventé pour émousser les afflictions de l’isolement. Je retire tous mes vêtements que je jette en boule négligée sur le perron, et je progresse, entièrement nue, sans même mon couvre-chef, jusqu’au premier jet d’eau. Je me place dans son champ d’action et prépare mon corps brûlant à recevoir sa fraîche récompense. Mes bras sont au ciel, mon nez pointé vers le soleil et mes yeux fermés m’offrent la surprise bon marché de ce rafraîchissement quotidien. Lorsque les premières gouttes d’eau rencontrent ma peau offerte, j’exhale toujours un cri de plaisir éhonté que seules les poules, depuis leur enclos, peuvent entendre. Je presse toujours ce plaisir rare jusqu’à sa dernière goutte en sautant de jet en jet, jusqu’à ce que mes cheveux ruissellent. Parfois, je m’allonge sur un patch de gazon tendre, et en fermant les yeux, je me rappelle de la pluie avec nostalgie, de ses gouttes précieuses, et du petrichor dont j’ai presque oublié les effluves. Ce soir, le ciel est nuageux, le soleil, en effectuant ses dernières salutations, empourpre tout sur son sillage. Une sorte d’euphorie s’empare de moi. Me voici dans mon plus simple appareil, hurlant presque comme un loup, les bras tendus vers le spectacle magnifique.
Bientôt, les plaisirs sont drainés. Il me reste la perspective du bon repas que je vais me préparer avant d’aller me glisser entre mes draps. Je pivote sur l’herbe mouillée et je jette un dernier regard vers les couleurs pastelles du ciel, au-dessus de la grange. Soudain, mon corps se fige, mon cœur est pris d’une crampe si violente qu’il pourrait rompre. Une sorte d’acide est libérée par le choc de ce que mes yeux découvrent, et se diffuse dans tous mes membres paralysés. Je plisse les yeux pour affiner leur travail, espérant désespérément qu’ils ne se trompent. Non, c’est bien une camera de surveillance installée au dessus de ce stupide hangar. Un dispositif de sécurité dont la vieille carne aura oublié de me parler. Je ramasse mes membres trempés sur ma nudité, comme si ce geste désespéré pouvait annuler quatre jours de spectacle nudiste. En me précipitant à l'intérieur, je ne me penche pas pour ramasser mes affaires qui trainent sur le perron.
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Margaux
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