Terre de feu
Je savoure le silence et l'abri. Puis, l'image de Kohei, souriant dans son abribus jonché de détritus, me revient. Merde, je ne peux pas le laisser comme ça.

Je suis en Terre de Feu, en route vers Ushuaïa.
Je touche enfin au but que je m’étais fixé en posant le pied en Amérique du Sud, à São Paulo, après un vol depuis Casablanca avec la Royal Air Maroc.
Mon but : vivre le jour le plus long de l’année dans l’hémisphère sud, au plus proche du bout du monde, pour le 21 décembre.
Aujourd’hui, c’est pratiquement fait !
Me voilà dans la partie chilienne de la Terre de Feu, à la mi-décembre. Il me reste une semaine pour atteindre Ushuaïa. Et franchement, ça va le faire, tranquille.
Le stop fonctionne à merveille ici, je peux même prendre mon temps.
Ça sent bon le soleil de minuit.
Je descends d'un pick-up à un croisement, au milieu de nulle part.
Le conducteur, un homme d'une cinquantaine d'années, est accompagné de trois ados en survêtements d'un club de sport. Ils prennent la direction de l'ouest pour rejoindre Porvenir. Ma route, elle, continue encore un peu plus au sud.
Il n'y a pratiquement eu aucune discussion durant le trajet. Je ne sais pas si je fus maladroit en leur demandant s'ils étaient descendants des Selk'nam.1. En tout cas, ils furent polis et à aucun moment, désagréables. Plutôt prévenants, même.
Dans le ferry, prêts à franchir le détroit, le conducteur m'a dit de rester dans le véhicule. C'est vrai qu'il faisait plutôt frisquet, sans parler du vent. À moins que ce n'ait été pour que je ne me fasse pas remarquer par l'équipage, notamment la préposée au billet ? Quand il est revenu dans le véhicule, j'ai sorti un peu d'argent pour lui demander combien je lui devais. Il a simplement secoué la main en disant : "nada, nada".
L'idée d'être un passager clandestin me fait sourire. Plus prosaïquement, il a dû payer mon billet.
Me voilà donc à ce croisement. Je prends la direction qui m'intéresse.
Je passe devant un arrêt de bus. Il y a quelqu'un à l'intérieur. Un voyageur !
Quand nos regards se croisent, il se lève, un grand sourire lui traverse le visage. Il s'appelle Kohei. Il vient du Japon et lui aussi se rend à Ushuaïa, mais à pied sur un trajet de 1000 km.
Nous sommes en début de soirée et mon ami japonais compte passer la nuit dans ce petit abribus, protégé du vent. Et moi, j'hésite : continuer un peu de stop ou trouver un endroit pour dormir.
Je décide de marcher un peu.
Après quelques minutes, je passe devant une sorte d'étable. Je jauge le tout d'un regard. Elle semble abandonnée. Si c'est bien le cas, ça sera un endroit parfait pour passer la nuit à l'abri des caprices de la météo... et des regards des curieux, même si je doute qu'il y en ait beaucoup dans ce coin isolé.
Un rapide tour des lieux me confirme l'abandon. J'y pose mon sac.
Je savoure le silence et l'abri.
Puis, l'image de Kohei, souriant dans son abribus jonché de détritus, me revient.
Merde, je ne peux pas le laisser comme ça.
Je décide de retourner voir mon collègue voyageur.
Il est manifestement très étonné de me revoir, sans mon sac qui plus est. Je lui propose, s'il le souhaite, de venir partager mon abri de bien meilleure qualité.
Il accepte.
En arrivant, il marque un moment d'hésitation. Je le rassure : je lui explique qu'il n'y a personne, rien du tout à l'intérieur. Même pas une chaise ou une bouteille vide qui traîne.
Une fois installé, il me remercie d'être revenu le chercher. C'est effectivement un lieu plus salubre et calme pour passer la nuit.
Nous continuons à discuter dans un mélange d'espagnol et d'anglais en apparence inintelligible, mais nous nous comprenons fort bien.
Il m'explique son projet. Il a eu 40 ans quelques mois plus tôt, et selon l'espérance de vie moyenne des hommes au Japon, il est à la moitié de sa vie.
Il souhaite marquer le coup.
Son projet se déroule en quatre parties :
1- Rejoindre Ushuaïa après une marche de 1000 km en partant du sud chilien.
2- Traverser l'Europe, du Cap Nord jusqu'à Istanbul, à vélo.
3- Traverser l’Australie à moto, de la côte ouest à la côte est, en passant par le centre du pays.
4 - Longer la côte de l'Alaska en kayak.
Tout en discutant, il me propose du vin, rouge ou blanc. Au choix.
Du vin en briquettes de carton. Comme le lait.
J'accepte un fond de verre pour goûter.
C'est tout bonnement DE-GUEU-LASSE !
Une nouvelle journée s'annonce. Je me suis bien remis de l'attentat œnologique de la veille.
Tout en rangeant mes affaires dans mon sac, je grille quelques cigarettes en guise de petit déjeuner. Kohei, me voyant clope au bec, me dit :
— Tu aimes fumer, hein ? J'opine du chef. Il a toujours son sourire qui illumine son visage. — Moi, mon amour, c'est le vin. J'espère goûter un jour du vrai Champagne.
Je me retiens de lui dire de commencer par boire du vrai vin. Il a l'air d'apprécier sincèrement cette immonde piquette chilienne.
Je reprends la route avant lui. Nous échangeons nos Facebook avant de nous séparer.
J'arrive enfin à Ushuaïa.
Je continue à pied, direction l'ouest, pour m'esseuler au bord de la côte.
J'ai pris mon temps. J'ai besoin de m'isoler.
Nous voilà le 21 décembre. Il est 23 h passées... Il fait jour.
En face de moi, les dernières îles de la Tierra del fuego.
Je sors de mon sac une photo sur laquelle je suis entouré de K. et de W...
Je sors aussi deux grigris porte-bonheur leur appartenant.
Je creuse un trou, tant bien que mal, pour y mettre le tout dedans.
Après avoir regardé l'horizon un long moment, je lève les yeux au ciel.
"J'ai quitté notre pays avec vos porte-bonheurs et votre photo, bien emballés, au fond de mon sac. Je l'avais promis...
Je les ai emmenés tout au bout du monde, là où il n'y aura jamais de route.
Là où vous n'aurez jamais pu aller.
J'ai bu jusqu'à plus soif dans des bars perdus. Puis, j'ai traversé des villages si lointains qu'ils sont inconnus de tous. J'ai dormi sur des bancs, chez des gens qui m'ont ouvert leurs portes. Sur des plages, aussi, la tête pleine de souvenirs et de promesses. J'ai vu des paysages insensés, des regards d'enfants inoubliables, échangé des mots avec des inconnus dont j'ignorais la langue et pourtant, avec lesquels nous nous sommes dits tellement de choses.
Le soir, parfois, je vous racontais ma journée.
Puis, j'ai laissé vos grigris ici, au Bout du Monde, bien enfouis sous terre."
Telle fut ma pensée pour mes frères, mes compagnons qui m'accompagnent à travers mes voyages.
Je ne sais pas ce que me réserve l'avenir, mais je sais que je n'avance pas seul et que vous êtes ma force dans les moments délicats.
Je reprends la route en sens inverse, le cœur infiniment plus léger.
Je suis pris en stop par un couple de Polonais, la quarantaine.
Ils parlent couramment l'anglais et l'espagnol.
Nous passerons d'une langue à l'autre sans problème.
Quand je leur dis "bonjour" en polonais, ils ont un court moment de stupeur.
J'embraye rapidement en leur disant les quelques mots que je connais en polonais (bonjour, merci, au revoir, direction) qu'il me reste de mon passage en Pologne.
Je leur raconte aussi les endroits par lesquels je suis passé dans leur pays. Ils sont ravis.
Ils sont en plein tour du monde depuis un an et ils privilégient les parcs naturels protégés.
Marek parle en polonais à sa femme. Je sens une pointe d'étonnement, de surprise.
Le 4x4 s'arrête sur le bord de la route, à la hauteur d'un homme.
Marek se tourne vers moi et me dit que c'est un Japonais qu'ils ont croisé il y a quelques jours et qui marche vers Ushuaïa. Sa femme est déjà en train de parler à l'homme. L'information remonte au cerveau... Un Japonais… ? Et qui marche vers Ushuaïa ...?
Mais... Mon visage s'illumine. Je sors du véhicule et me dirige vers l'homme : "Kohei ! My friend! ¿Cómo estás...?"
"Kohei ! Mon ami ! Comment tu vas ?"
Il rit en me voyant. On se donne l'accolade.
Il me demande si j'ai réussi à atteindre Ushuaïa.
"Bien sûr ! Et je suis sûr que tu vas aimer !"
Marek et sa femme sont sortis du véhicule. L'étonnement se lit sur leur visage.
On leur raconte notre rencontre.
Ce n'est qu'à cet instant qu'ils apprennent le projet de Kohei. "LOCO !" est le premier mot qui vient au couple polonais.
On décide d'immortaliser notre rencontre d'une photo.
Puis, nos routes se séparent.
1. Selk'nam : petit peuple amérindien originaire de la Grande Île de Terre de Feu longtemps dit disparu après les effets dévastateurs de la colonisation.
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"La terre des poules"
Contre toute attente, il n'y aura que très peu d'interventions de volailles dans ce recueil d'aventures, n'en déplaise aux passionnés de galinacés.
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