Le noël de Simina, la babouchka roumaine
Une vraie babouchka roumaine, comme on se l’imagine, dans sa robe à motifs colorés et son foulard sur la tête. Elle parle à toute allure. Une mamie-traillette de langue roumaine ! Aucun de nous deux ne comprend ce qu’elle nous dit. Pourtant...
Un dimanche après-midi maussade d'automne, dans le delta du Danube, en Roumanie.
Nous venons d'arriver dans le petit village de Murighiol. La conductrice qui nous avait pris en stop quelques kilomètres plus tôt s'arrête ici pour rendre visite à sa mère.
Au moment de nous séparer, l’attention de chacun est attirée par le bruit d’une voiture. C’est un mélange de crissements de freins et de bruits sourds, provoqués par le passage d’un véhicule dans un trou de la route. La voiture poursuit son chemin à allure modérée, en zigzaguant. Nous échangeons un regard — notre conductrice, Élise (qui voyage avec moi), et moi-même — où se mêlent surprise et amusement. C’est le genre de route remplie de trous… Et plus il y a de route, plus il y a de trous. Et plus il y a de trous, moins il y a de bitume sur lequel rouler.
Sac sur le dos, nous décidons de traverser le village, dans l’optique de faire du stop à sa sortie. Ce sera rapide, nous voyons déjà la fin des habitations.
En passant devant une maison, une petite mamie nous accoste tout en s’approchant du petit muret qui sépare son jardin de la route.
Une vraie babouchka roumaine, comme on se l’imagine, dans sa robe à motifs colorés et son foulard sur la tête. Elle parle à toute allure. Une mamie-traillette de langue roumaine ! Aucun de nous deux ne comprend ce qu’elle nous dit.
Élise lui répond : « Nu înțeleg, franceză ! »
Le visage de la petite mamie s’illumine et elle étraint brièvement Élise, tout en causant de plus belle. Elle nous fait comprendre de la rejoindre chez elle pour un café. Comment refuser ?
Nous entrons dans la maison, tout sourire. La joie est communicative. Elle nous fait asseoir à une petite table accolée à une fenêtre qui donne sur le jardin et la rue. Mon regard balaie la pièce : la rusticité à son apogée.
Voilà le café qui arrive. On sait tous les deux, Élise et moi, que nous allons devoir faire des efforts : le café n’est pas… notre tasse de thé ! D’office, on sucre. Et… pas qu’un peu, pour ma part ! J’ai un véritable blocage avec le goût du café : c’en est physique. Alors autant noyer le goût au maximum. Je trempe mes lèvres. Je repose la tasse aussitôt en prenant sur moi pour ne pas trembler. Je sucre à nouveau…
Il y aura bientôt plus de sucre dans cette pauvre petite tasse que dans un litre de Coca !
Élise me lance un regard aussi noir que le café :
— Arrête ! Va pas lui défoncer son stock de sucre.
J’ai quand même osé lui répondre :
— Mais c’est ignoble ! Je n’arriverai jamais à boire ça en entier… Même un jus de chaussette doit être meilleur.
Nous commençons à faire connaissance avec notre hôte. Elle s’appelle Simina et a 71 ans. Elle comprend que nous sommes en plein tour d’Europe depuis la France, en stop. Avec un grand sourire, Simina nous montre un petit tonneau près de la table à laquelle nous sommes installés. En moins de temps qu’il ne faut pour le dire, on se retrouve avec chacun un verre rempli de vin rouge.
Alléluia ! Merci Simina !
Je vais pouvoir me remettre d’aplomb et oublier le café. J’espère trouver un moment pour vider ma tasse encore remplie aux deux tiers, quelque part, ni vu ni connu, si possible.
Élise décide d’appeler sa sœur, Pauline, pour lui raconter que nous sommes avec une adorable mamie roumaine. Simina se voit tendre le téléphone, Pauline a la qualité bien pratique de parler roumain et se charge pour nous de lui traduire toutes les informations nécessaires, ainsi que des remerciements.
Peu après, Simina nous montre une photo de sa fille, Marià, qu’elle n’a pas vue depuis longtemps car elle vit et travaille à Madrid. Puis, une autre photo sur laquelle Simina, vêtue d’un joli tailleur, prend la pose à côté d’un Africain.
Avec un grand sourire, elle nous fait comprendre qu’en rendant visite à sa fille en Espagne, elle avait rencontré pour la première fois de sa vie, en vrai, une personne noire.
Simina ne possède pas de téléphone. J'ai donc l'idée d'appeler sa fille avec le mien. Je constate qu'il n'y a pas de réseau dans la maison et me dirige vers la porte d’entrée. Là, dans son embrasure, je reçois le signal. Personne ne répond.
Dans la cuisine, un nouveau sujet de conversation a débuté. Je ne comprends rien… Puis, petit à petit, grâce à l'effort commun, Élise et moi saisissons que notre babouchka nous parle de vêtements "frumos" (classes) pour aller à la messe de Noël. Elle est en rade de jolis costumes pour se rendre à l'église !
Soudainement, après un regard par la fenêtre, elle nous fait signe de finir nos verres de vin. Avec un brin de malice, elle désigne le petit tonneau et nous adresse un geste nous signifiant de ne rien dire.
Un homme est dans le jardin et se dirige vers la maison ! Promis, babouchka Simina : motus et bouche cousue !
L’homme, d’une quarantaine d’années, entre dans la cuisine. C’est son fils,
et il parle un peu français, souvenirs du temps où il travaillait en France sur des chantiers de maçonnerie. Il s'appelle Ionitz. Il prend le temps de discuter avec nous et nous apprend notamment que c’est lui-même qui a fait l’extension de la maison — extension dans laquelle il vit.
Au cours de la conversation, Ionitz me confie réussir à me comprendre plus facilement que d'autres francophones. Apparemment, j'aurais activé machinalement le mode : "français basic". Il s'agit simplement de s'exprimer lentement avec un vocabulaire simplifié. Quelle joie, lorsqu'on maîtrise mal une langue, d'accéder à ce genre de facilités linguistiques. Malheureusement, la simplification est tout un art...Et dans tout art, s'il peut y avoir une part d'inné, c'est surtout une histoire de pratique, d'entraînement.
Après le départ du fils, je reprends mon téléphone et j’essaye à nouveau d’appeler la fille de Simina.
Alléluia ! Ça décroche. Une voix féminine !
— Allô, Marià ?
— ¡Sí !
— Estoy con tu mamá, en Rumanía. ¡Un momento, por favor !
— Je suis avec ta maman en Roumanie, un moment s'il te plait !
Tout en parlant, je fais signe de la main à Simina pour qu’elle s’approche.
Celle-ci, en pleine conversation avec Élise, perd soudain son sourire. L'air désormais sérieux, elle se hâte de me rejoindre.
Je lui donne le téléphone. La Simina joyeuse et pleine d’entrain que nous connaissions se transforme. Dans l’embrasure de la porte, elle parle à sa fille durant quelques minutes, concentrée et sérieuse.
Peu après la fin de la discussion avec sa fille, notre Simina, à nouveau toute joyeuse, se dirige vers son gros congélateur coffre pour en sortir de la viande.
"Bon bah… j’crois qu’on est bien partis pour rester chez Simina jusqu’à demain matin."
La nuit commence à tomber. Je m'enquiers d'un endroit où me laver et me retrouve dans le jardin, au milieu du potager.
Il y a une sorte de pompe à eau… qui doit dater de Ceaușescu. Pas loin, il y a les chiottes… une simple petite guitoune en bois… sans eau courante, évidemment.
"Bon, ce sera une petite toilette rapide. On n’est pas au Ritz, mais au moins on n’est pas en plein hiver"