
Le goût d'un autre monde
Dans l’immensité des steppes kirghizes, on n'entend que quatre paires de sabots raisonner sur le sol gelé. Nous suivons notre guide, emmitouflé dans un énorme manteau camouflage. Nous faisons confiance à cette silhouette sévère et silencieuse qui nous perd dans le désert.
Je m'engage avec une amie pour un trek de trois jours à cheval au Kirghizistan.
Je n'ai jamais fait de cheval.
Mon expérience en matière d'équitation se résume à un camp de poney réalisé lorsque j'avais sept ans. C'est bien mieux que rien.
J'ai embarqué dans mes affaires une petite fiole de vin rouge pour trinquer, à l'occasion de mon anniversaire, au milieu des steppes. Dans deux jours, j'aurai vingt-cinq ans.
Ici, à la frontière chinoise, on parle russe. Enfin, ils parlent russe. Mon amie et moi nous contentons d’agiter les mains pour mimer nos besoins. Nous sommes donc très limitées au niveau de la communication avec notre guide, qui de toute manière n’est pas très loquace.
Nous prenons possession de nos montures, les chevaux sont calmes et volontaires, je devrais m’en sortir. C’est le matin, notre départ vers l’inconnu s’effectue dans un froid vif et saisissant. Nos chevaux suivent celui du guide. Un quatrième cheval, chargé de nos affaires, nous emboite le pas. Dans l’immensité des steppes kirghizes, on n'entend que quatre paires de sabots raisonner sur le sol gelé. Nous suivons notre guide, emmitouflé dans un énorme manteau camouflage. Les épaisseurs de ses vêtements lui donnent une carrure de sumo. Un bonnet lui couvre la tête, son cou est enfoncé entre ses deux épaules. Nous suivons cette silhouette sévère et silencieuse qui nous perd dans le désert.
Bientôt, le paysage s’escarpe, nos chevaux n’ont rien à envier aux bouquetins des montagnes. J'ai tout à coup le loisir de me souvenir que j’ai le vertige, mais également, que je ne sais pas monter à cheval. Je me cramponne à ma monture comme à ma propre vie. La pente est longue, je découvre avec douleur que la quasi-totalité de mes muscles est mise à contribution pour maintenir l’équilibre sur l'animal à l’action. Je me demande si ce trek était une bonne idée.
Enfin, on s’arrête. Le soleil est haut dans le ciel, la température s’est adoucie sous ses timides rayons. C’est l'heure de manger. Notre guide avait préparé un casse-croûte qu’il pose à même le sol, tout près des chevaux. Nous sommes déjà éreintées, je me demande ce que notre guide nous réserve pour la suite. Il se restaure silencieusement, nous tentons de nous renseigner sur le programme. Malgré nos trois mots de russe et la totalité de nos membres agités comme Guignol sur une scène, nous ne parvenons pas à comprendre le programme.
C’est l’heure de repartir. Nous n’avons pas d’autre choix que celui de faire confiance à notre bonhomme taciturne.
Nous traversons rivières et plaines, la fatigue nous presse l’encolure.
Le soleil s'essouffle, le froid se remet à mordre. C’est à ce moment-là que nous l'apercevons. Une yourte, larguée au milieu d’une vallée. Des moutons paissent à son flanc et au fur et à mesure que nos sabots nous rapprochent de la scène, nous distinguons un bonhomme au visage tout rond, aux yeux bridés d’un noir perçant et aux joues rouges, marquées par au moins cinquante hivers glacés.
Notre hôte n’est pas bavard non plus, enfin, pas avec nous. Nous ne parviendrons pas à en apprendre plus sur sa rude vie de berger. Nous ne pouvons que composer son histoire avec les éléments de son décor. Et il n’y a pas grand-chose. Une petite yourte, une cabane avec deux planches et un trou en guise de sanitaire, et enfin, un troupeau de moutons.
Le dîner est presque prêt, nous avons hâte de nous nourrir et d’aller nous coucher. Une soupe de mouton nous est servie par le berger. Nous sommes végétariennes. Voilà encore un détail qu’il nous fut fort difficile de communiquer. Ici, au cœur des steppes kirghizes, à 4400m d’altitude, à la table de la yourte d’un berger qui nous héberge, et par -10 degrés, nous portons un regard nouveau sur nos principes. Cependant, même avec la meilleure volonté, il nous est difficile de nous faire à l’idée. Ce ne sont pas des pièces de choix qui flottent à la surface du breuvage, tout au contraire. Ce sont d’infâmes bouts de gras au fumé écœurant qui imbibent de leur graisse une flotte tiède et insipide. Il s’agit certainement de morceaux recyclés que l’on tente d’attendrir dans un bain de soupe. Il faut que nous reprenions des forces, et surtout, il ne faut pas que nous vexions notre hôte. Je choisis un des morceaux les moins moches et le porte à la bouche. J’ai un haut le cœur. Je déglutis tout ce qu’il m’est physiquement possible. Enfin, nous pouvons aller nous coucher.
Nous partageons tous les quatre l’unique yourte, nos couches de fortunes sont posées à même le sol. Nous prions pour ne pas avoir envie de faire pipi au milieu de la nuit, réveiller tout le monde, sortir dans le froid glacial, trébucher sur un mouton pour ensuite devoir “œuvrer” dans l’immonde cagibi. Avant de fermer les yeux, je jette un dernier coup d'œil à la carcasse entière de mouton qui pend au-dessus de mes pieds, tel l'œil de Caïn qui nous juge pendant notre sommeil.
Tôt le lendemain, il nous faut repartir dans le froid mordant du petit matin. La réunion entre mes fesses et la selle est très douloureuse. À cela, se joignent les courbatures. Je ne saurais pas vraiment dire où j’ai mal, mon corps n’est que douleur. Nous passons la journée à arpenter les plaines, dans la douleur et le doute. Le doute d’avoir fait une connerie en s’embarquant dans cette aventure. Il nous est impossible de savoir ce qui nous attend.
Le jour s’épuise, nous aussi. Malgré les couches épaisses de vêtements qui nous donnent la silhouette gracieuse du bonhomme Michelin, le climat trouve le moyen de nous malmener. Ce soir, c'est dans un refuge de pierres que notre guide nous conduit. Je pénètre les lieux tandis que mon amie termine de rassembler ses affaires.
À peine ai-je passé la porte qu'une odeur immonde de vieille carne me saute à la gorge. Il s'agit là d'une nouvelle version de la recette de soupe de mouton, une approche cette fois beaucoup plus gore, revisitée par nos nouveaux hôtes. À la surface du chaudron, à la place des vieux morceaux de gras de mouton, flottent cette fois leurs viscères, et leur odeur compacte me viole les narines. Je suis un instant figée d'effroi devant ce plat horrible qui soutient mon regard de ses multiples yeux. L'estomac entre les dents, je sors précipitamment.
"Ne rentre pas !" lance-je à ma copine végétarienne que je rencontre sur le seuil.
Nous mangerons les restes du déjeuner sous la tente que nous avons installée au milieu de la plaine. Nos tapis de selles nous servent de matelas, l'éreintement rend l’exercice supportable, même les 10 degrés sous la barre du zéro ne parviennent pas à nous tenir éveillées. Nous sombrons.
Au matin, nous sommes encore en vie. C’est mon anniversaire. J’ai l’impression de fêter mes quatre-vingts ans tant mon corps est douloureux. J'ai toujours, dans mon sac, ma petite fiole de vin rouge pour trinquer à mes vingt-cinq ans. Lorsque la fin de la journée approche, je ne sais même plus si je vais avoir la force de lever le coude. Je suis soulagée de voir apparaître des yourtes, dont les contours accrochent l'œil au milieu de la plaine. Une d’entre elles est très grande. C’est vers celle-ci que nous nous rendons. Nous quittons nos selles, mon amie effectue avec peine les quelques mètres qui nous séparent de l’entrée du refuge. Je me demande si nos chevaux ont aussi mal au dos que ce qu’on a mal aux fesses. J’espère m’allonger très rapidement mais nous passons le seuil de la yourte, et une dizaine de visages ronds, à la peau marquée par le temps et les éléments, nous accueillent avec de larges sourires et des verres levés. Ils sont rassemblés autour d’une grande table ronde sur laquelle est dressé un véritable festin : des chocolats, des plats inconnus et des petits verres à shot. Ils nous font signe de les rejoindre, c’est à peu près tout ce qu’on comprend pour le moment, ça, et aussi qu’il nous fait boire un shot de vodka. Nous nous exécutons, c’est fort, nous rions. Il est fort à parier qu’il s'agit d’une célébration, mais laquelle ? Il nous est bien fastidieux de tenter de le savoir. Finalement, on nous exhibe un annulaire, nous comprenons qu’il s’agit d’un mariage. Les anciens sont rassemblés ici ce soir, pour célébrer l’union de leurs deux familles. Nous ne parviendrons pas à en savoir plus, l’unique chose que nous sommes certaines de comprendre, c’est qu’il faut boire de la vodka. Un deuxième shot nous est servi. Il faut le boire “cul sec”, nous commettons l’erreur de boire avant les anciens, ou bien était-ce autre chose ? En tout cas, le verre n’est pas vidé selon la tradition. Combien de leurs us et coutumes sommes-nous en train de bafouer par ignorance ? À la fatigue et la douleur s’ajoutent le malaise de l’inculture, mais les sages visages semblent ne savoir que se fendre de sourires, et la yourte n’est emplie que de rires. Le quatrième shot de vodka nous est carrément imposé. J’ai beau couvrir mon verre d’une main, la liqueur s’y fraie tout de même un passage. C’est ivres, et sans avoir vraiment compris grand-chose de ce qu’il venait se passer, que nous gagnerons enfin notre couche, dans une yourte partagée avec quelques anciens et les traditionnelles carcasses de moutons.
Au matin du dernier jour, je m’élance dans un galop, ignorant la douleur et la peur. La sensation de liberté est aussi vaste que l’étendue sauvage aux reliefs inédits qui s’étend devant nous. J’ai foulé du sabot, la réalité d’un autre monde.

"La terre des poules" enfin dispo !
Un recueil d'aventures extravagantes mais véridiques, au fil des pages duquel on frissonne, on rit, on se cultive, mais surtout, on voyage.
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