Berthier Christian Berthier Christian

Le dernier voyage de l'African Queen

L’ennui quand vous êtes un beau parleur persuasif, c’est qu’après, il faut assumer. Je me suis entouré d’un équipage de vauriens enrôlés des soirs de beuveries dans des bars à pu... à filles. Le pire c’est qu’on l’a loué ce bateau ! Une fois je me souviens, c’était à la famille Von Opel.

Le dernier voyage de l'African Queen

Extrait d'une biographie titrée Alain

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Le dernier voyage de l'African Queen EXTRAIT
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En pénétrant dans la pièce, elle effleure le mur du bout de ses doigts, trouve l’interrupteur et allume la lumière. 

— Bonsoir Alain, je suis Marie. Je suis visiteuse. Prisons, hôpitaux, maisons de retraite… Enfin, prisons, j’ai arrêté. J'avais plus trop le temps, j'en avais un peu marre de me faire pincer les fesses et puis je préfère m’occuper des vieux… Enfin, je voulais dire des personnes âgées.  

— Vous venez pour quoi exactement ? si c’est pour me vendre un calendrier, j’ai pas de monnaie ! 

— Vous venez pour quoi exactement ? Si c’est pour me vendre un calendrier, j’ai pas de monnaie ! 

Elle se tient devant moi, ses deux pieds joints, comme une petite fille timide devant un inconnu.  Elle me fixe sans bouger, j’ai l’impression que son regard me traverse. Ses yeux sont étonnamment clairs, j’ai cru qu’ils étaient bleus, mais non, ils sont hazel. Brun-vert. Brun fauve d'une jeune louve et vert d’une pousse de manguier, le tout presque transparent et brillant comme une perle de rosée. Elle m’hypnotise. Il ne se passe rien, elle me regarde, c'est tout. J’en suis sûr, elle ne voit pas au travers, elle voit dans moi ! Une bonne minute se passe avant qu’elle réponde.

On me dit en bas que cela fait deux ans que vous n’aviez pas reçu la moindre visite. Je viens à vous pour que vous ayez quelqu’un à qui parler.  

— Vous êtes une sorte de dame de compagnie ?

— Exactement, je viens pour que vous rompiez avec votre solitude. C’est pas bon de rester comme ça. Vous tournez en rond dans votre tête et à la fin, vous devenez neurasthénique et vous n’avez plus le goût à rien.

— C'est-à-dire… j’ai pas vraiment le choix !

— Maintenant, si ! Vous m’avez moi. Demoiselle de compagnie agréée et dévouée, tous les soirs de 5 à 7. Sauf le dimanche.

Et théâtralement, avec ses deux index, elle se désigne en se touchant les joues avec un large sourire. 

Je me redresse péniblement pour mieux la voir. Qu’est-ce que c’est que cette gonzesse ? Bon sang, elle est jolie, non, elle est belle ! À la fois humble et empreinte d'une grande prestance. Elle rayonne. C’est le charme. En plus, elle a du charme. La beauté sans cet enchantement, ce serait une fée sans ailes. Quand on a les deux, alors là, oui. On est une vraie princesse. Elle parcourt ma chambre du regard - moi y compris -  et c’est comme si elle repeignait la pièce en couleur. Depuis qu’elle est rentrée, la cellule de mon Ehpad est plus claire ! 

— Bah ça alors !

— Ça veut dire oui ?  

C’est drôle, on dirait qu’elle a même pas l’âge d’avoir son permis. Une gosse. Une grande gamine de rien du tout, mais je ne sais pas pourquoi, elle m’intimide. Ses yeux, peut-être. J’ai du mal à soutenir son regard.

— On va dire comme ça, princesse. 

— Bon et bien voilà une affaire rondement menée ! Tenez, je vais tasser vos oreillers contre le mur, je vais vous aider à vous asseoir et puis nous allons faire plus ample connaissance. Comme je vous ai dit, je m’appelle Marie et j’ai 24 ans.

— Je vous en donnais 18, à tout casser. Vous faites toute jeunette. 

— Merci. Dites, Alain, ça ne vous dérange pas si on se tutoie.

Elle attend pas la réponse et continue.

— J’ai parcouru ton dossier, j’ai vu que tu es maintenant là depuis six ans. Avant tu étais où ?

— Sur mon bateau avec des filles à Cannes.

— À 89 ans ?!

— Euh… Oui. Ou peut-être un peu avant… C’était un grand bateau - 42 mètres – que j’avais acheté avec un ami qui vivait comme moi, de l’argent de sa famille. Lui, s’appelait Jacques. Jacques Pollet. C’était l’héritier d’une très grande famille de commerçants par correspondance à Roubaix. On a mis plus d’un an à restaurer ce yacht dans un chantier de la côte d’Azur et puis on a fait du charter de luxe dans toute la Méditerranée. Gros tarifs, gros clients friqués. Le bateau, nous l’avions baptisé « African Queen ». 

— Comme le film avec Bogart et Hepburn ?

— Exactement. Le problème, c'est que mon associé ne s’occupait pas du tout du bateau. C’était moi le commandant, j’avais le beau costume blanc d’amiral d'opérette avec les boutons dorés, les galons brodés, mais j’avais pas trop les compétences. Mes seules expériences maritimes se résumaient à des sorties en mer avec des amis, avec mon père ou mon frère sur son voilier de 9 mètres. L’ennui quand vous êtes un beau parleur persuasif, c’est qu’après, il faut assumer. Je me suis entouré d’un équipage de bras cassés, des vauriens enrôlés des soirs de beuveries dans des bars à pu... à filles. Le pire, c'est qu’on l’a loué ce bateau ! Une fois, je me souviens, c’était à la famille Von Opel. Vous savez, les voitures. Un charter de quinze jours. Ils étaient une dizaine : mari, femme, oncle, tante, enfants et ados compris. Toute une smala.  Dans le lot, il y avait Kristina. Elle devait avoir quinze ou seize ans. Une jolie mignonne toute blonde. C’est celle qui s’est fait enlever quelques années plus tard par la bande à Baader ou je ne sais plus quels extrémistes de l'ultra-gauche allemande. Victime du syndrome de Stockholm, une fois libérée, elle a sombré dans la drogue, les trafics, la déchéance. On en a parlé dans le monde entier. Au moment où tout ce petit monde franchissait la passerelle, je m’embrouillais avec mon second pour, je ne sais plus quelle connerie. Le fait est qu’il a pris son paquetage et qu’il s’est barré. C’était le seul qui savait vraiment naviguer ! En catastrophe, j’ai demandé à mon frère s’il pouvait m’aider. Par dépit, il m’a dit que son fils ferait bien l’affaire. Il avait dix-sept ans ! Pendant quinze jours, c’est lui qui a fait la route et barré ce foutu bateau. À l’arrière, c'était petite musique d'ascenseur et Martini dry sur olives vertes, devant, c’était le bordel absolu. Le mécano, ivre, remontait en gueulant : « y’a encore le feu dans la salle des machines », c’était la génératrice. L’électronique de route avait fondu. Il n’y avait pas de GPS à l’époque. On s’est retrouvé à l’ancienne avec juste un compas et quelques cartes. Arrivés en Corse, le cuistot est parti aussi, mais avec la caisse du bord. On l’a plus jamais revu… Ouais, la croisière s’amuse ! Au retour, les clients étaient tellement furibards qu’ils sont partis sans payer ! C’était pareil à chaque fois. Non, ce bateau, c'était pas une affaire. Ou alors peut-être que c’était moi…

Marie, les coudes sur ses genoux et son menton dans les paumes de ses mains, m’écoute comme si elle n’avait jamais rien entendu de plus extraordinaire de toute sa vie. Elle sourit. Elle est gentille cette petite.

— Un jour, mon associé a téléphoné à mon père parce qu’il n’arrivait plus à me joindre et que son bateau, enfin, la moitié de son bateau, avait disparu.  Plus de six mois qu’il n’avait plus la moindre nouvelle, ni de moi, ni de l’African Queen. Ils m’ont tous cherché pendant presque deux ans. Un yacht de plus de quarante mètres de long, ça aurait dû être facile à retrouver dans n’importe quel port de Méditerranée. Le fait était que je m’étais lancé dans la contrebande de cigarettes en gros. Des tonnes de cartouches d’américaines entre le Maroc, l’Espagne et la France, c'était plus rentable que le transport de snobs en vacances, amateurs de glaïeuls et de Dom Pérignon, exigeants sur la qualité du foie gras ou le reflet des couverts en argent. Et en plus, faut faire leurs lits tous les matins. Non, je vous assure, mille caisses de Marlboro, c’était plus rentable et c’était moins d’emmerdes.

— Vous avez été contrebandier en mer !?

Elle me regarde comme si j’étais Henry de Monfreid en personne et ses yeux brillent encore plus que si elle écoutait les aventures de Simbad le marin. J’adore. J’essaie de me redresser un peu sur mon lit.

— Attends, je vais t'aider. 

— Oui. Alors, où j’en étais ? Ah oui ! Une fois, on avait chargé le bateau de cartouches jusqu’à la gueule, on avait mis les cartons dans la cuisine, le salon, les cabines. Il y en avait partout ! Des milliers de caisses. Une nuit plus tard, une de ces nuits noire et sans lune, nous longions les côtes du Maroc, au large de Tanger, tous feux éteints pour pas se faire repérer par les gardes côtes. J’étais à l’extérieur le long d’un passavant à scruter dans l'obscurité épaisse les éventuels feux d’une vedette des douanes. À trois heures du matin, à quinze nœuds, on a percuté de plein fouet un haut-fond de roches à fleur d’eau. Le bateau a grimpé dessus en s’éventrant, puis s’est littéralement cassé en deux par le milieu. Sous la violence du choc, j’ai été projeté par-dessus le bastingage. Chaque moitié du bateau a coulé de part et d’autre du rocher en déversant pratiquement toute la cargaison de cigarettes. Une myriade de cartons flottait dans le noir à la surface de l’eau. Fred qui était à la barre a traversé le pare-brise de la timonerie et s’est fracassé la tête sur un guindeau. Il est mort. Le mécano qui devait cuver son pinard dans la salle des machines est mort aussi. Noyé. Il y avait un autre type aussi, un marocain, le commanditaire de l’opération, je ne l’ai jamais revu. Je ne sais pas s’il s’en est sorti. J’ai nagé quatre heures, agrippé à une caisse. Au bout d’un temps, le carton s’imbibait, se délitait et les paquets de cigarettes s’éparpillaient autour de moi. Je récupérais une autre boite jusqu’à ce qu’elle s’ouvre, elle aussi, et ainsi de suite. J’ai fini par m’échouer au petit matin sur une plage, entouré d'une multitude de petits paquets rouges et blancs. J’étais épuisé. Quand j’ai ouvert les yeux, j’avais devant mon nez une paire de bottes en cuir noir avec du sable collé dessus. Dans les bottes, un policier marocain et un autre encore, près d’une dizaine de flics dont la moitié parlaient dans des talkies. Leurs voitures, gyrophares allumés, étaient derrière eux sur une nationale qui longeait la plage à pas plus de vingt mètres. Ils avaient bloqué la route et un embouteillage s’était formé. Des gens, appuyés à la barrière de sécurité, prenaient des photos de la plage jonchée de Marlboro. D’autres rigolaient. Le policier s'est accroupi, il a soulevé ses Ray-bans argentées, il m'a dit un truc en arabe, j'ai pas tout compris, mais en gros ça disait : vous allez vous ruiner la santé avec tout ce tabac !
Résultat des opérations : tribunal à Rabat : dix ans de taule ! Je peux vous dire, les prisons marocaines, question room service, c’est très en dessous du Martinez !   Mon père a remué ciel et terre, il a fait venir Maître Biaggi et à grand renfort de bakchichs, ils m'ont sorti au bout de deux ans avec une interdiction de séjour en France. À la suite de cette mésaventure, je suis allé m’installer aux Baléares. Banni de mon pays, j’ai vécu des années à Palma de Majorque. Le jour, employé par un ship chandler, je bricolais sur des bateaux de plaisanciers, la nuit, j'écumais les bars du port. Rencontres de marins, de filles à matelots, discussions d’ivrognes, bagarres de poivrots. Les flics du coin m’appelaient par mon prénom.  Là-bas, les bigotes avaient leur nom sur les prie-Dieu d'église, moi, j'avais le mien sur la porte de la cellule de dégrisement du commissariat. On était en 1974. À cette époque, j'ai connu ma seconde femme. Une gentille petite bourgeoise qui avait assez rapidement flairé que derrière moi il y avait mon père qui m'envoyait un chèque mensuel pour les « frais divers ». Elle s'est vite incorporée au compte d'exploitation en me faisant deux enfants et en appelant régulièrement toute ma famille pour assurer son train de vie. 

— Eh bien, Alain ! Il semblerait que le locataire de la chambre 37 soit en fin de compte un véritable pirate !

Elle se penche vers moi et en posant sa main sur mon bras :

— Il faut que je te quitte, il est déjà 19 heures, je dois voir quelqu’un d’autre.

— À cette heure-ci ! Mais vous n’arrêtez jamais !

— C’est pas pareil, c’est un enfant. Je te raconterai. Je reviendrai demain et puis mange un peu, prends un peu de forces, tu auras bien le temps de mourir plus tard…

— Vous savez, il vous ont dit ?

— Oui je sais. Nous en reparlerons demain, nous avons encore beaucoup de choses à nous dire.

— Et encore, vous n’avez pas tout entendu…

Un sourire, un sourire qui charme, qui domine et qui aime à la fois. Comment peut-on paraître si douce et si forte en même temps ? Elle s’en est allée en fermant doucement la porte. Ces deux heures sont passées si vite. Je n’ai fait que parler, j’aurais dû lui laisser la parole, je ne sais rien d’elle. Marie, 24 ans, qui voit un vieillard de 5 à 7 et un enfant après. C’est tout. Demain, j’en saurai plus. Plus personne ne passera me voir ce soir, Gisèle ; l'infirmière est de congé. Je commence à avoir sérieusement faim. Il n’y a pas le moindre bruit dans le couloir. Le néon essaie toujours désespérément de s’allumer. Sa faible lueur blafarde passe sous la porte. Je me lève péniblement pour aller boire un coup au lavabo.

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"La terre des poules"

Un recueil d'aventures extravagantes mais véridiques, au fil des pages duquel on frissonne, on rit, on se cultive, mais surtout, on voyage.

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