
Le chauffeur à la Lada Niva
Notre chauffeur nous conduit jusqu’à une Lada Niva, véhicule russe sans prétention ni balisage de quelque sorte. J’ai un doute sur le chauffeur que je ne verbalise pas.


Je suis au nord du Kirghizistan avec une amie, dans une ville nommée Kazarman. Nous avons dans l’idée de nous rendre dans le sud du pays à des fins touristiques. Nous nous sommes vues recommander l’avion pour des raisons pratiques. Il serait apparemment aussi dangereux que long de réaliser la traversée du pays par les terres. Voici une information dont nous ne fîmes que maigre cas. Têtues, nous voulûmes connaître les moyens de déplacement locaux ainsi que l’aventure. Alors, nous voici sur une grande place remplie d’hommes et de véhicules, à la recherche d’un taxi pour effectuer les trois premières heures de route.
Quelques candidats nous approchent, seulement leurs prix nous paraissent malhonnêtes. On nous a recommandé un prix pour notre trajet et nous avons bien l’intention de ne pas nous laisser escroquer. Nous entamons donc des négociations, armées d’un dictionnaire de russe. Quelques chauffeurs parlent un peu d’anglais, mais rien n’y fait, personne n’accepte la course. Finalement, nous comprenons que le “chef” des taxis, celui qui possède le pouvoir décisionnel sur les prix, ainsi que l’apparente sainte vérité sur celui-ci, n’est pas encore arrivé. Nous entreprenons de stopper les négociations et de patienter sagement jusqu’à son arrivée, dans un froid mordant.
C’est alors qu’un homme s’avance et nous fait comprendre qu’il accepte de nous conduire à notre destination au prix que l’on demande. Seulement, il nous est impossible de nous faire à l’idée. Le bonhomme nous fixe d’un regard vitreux, il tient une canette d’une liqueur locale et son haleine inflammable nous fait plisser les yeux. Nous refusons poliment, l’aviné s’éloigne.
Quelques minutes s’égrainent pendant lesquelles nous nous demandons si tous ces hommes sont bien chauffeurs de profession, ou bien si certains d’entre eux ne sautent pas sur l’occasion pour remplir leurs poches. Voilà qu’un nouveau candidat tente sa chance. C’est un homme à l’allure correcte qui accepte la course au prix que nous en voulons. Nous hésitons une seconde, puis, ravies de ne pas avoir à attendre plus longtemps l’arrivée d’un chef qui ne nous arrangera pas forcément, nous acceptons.
Notre chauffeur nous conduit jusqu’à une lada niva, véhicule russe sans prétention ni balisage de quelque sorte. J’ai un doute sur le chauffeur que je ne verbalise pas. Nous montons, il démarre. Assez rapidement, il s'arrête et fait monter un passager supplémentaire à l’avant de son véhicule. Aussitôt, l'habitacle s'emplit d’une odeur de gnôle à faire rougir un éthylotest à distance. Lorsque le visage rond et bouffi par l’alcool de ce troisième passager se tourne vers nous pour nous saluer, nous reconnaissons l’homme ivre qui, plus tôt, avait voulu nous embarquer. Il tient à la main une canette d’une mixture de liqueur que je n’identifie pas. Il me semble qu’une main invisible me presse l’estomac. La Lada redémarre et nous embarque hors de la ville sur une route qui se transforme rapidement en piste.
Le chauffeur et le bonhomme ivre discutent entre eux, nous ne comprenons pas un mot et ils le savent tous les deux très bien pour avoir tour à tour discuté avec nous. Nous reconnaissons le bruit familier d’une boisson qu’on décapsule. Le type descend les canettes plus vite que Lucky Luke ne tire sur ton ombre. Il m'apparaît soudain évident que ni l’un ni l’autre de ces deux types n’est chauffeur de taxi. Nous aurions dû attendre le retour du chef, nous aurions l’assurance d’une course authentique. J’ai les mains moites et la gorge serrée.
Mon regard rebondit à l’infini sur les cailloux de la piste déserte que nous empruntons.
L’angoisse me gonfle la poitrine.
C’est trop, je me décide finalement à risquer la propagation du vent de panique que je voulais éviter jusqu’ici. Je tourne un regard imbibé de stress vers mon amie et lui explique que je crains que ces deux types ne nous aient enlevées pour aller nous violer quelque part. Incrédule, ma copine me rassure immédiatement. Je me fais des films grossiers, c’est tout !
J’éprouve le besoin d’insister, afin qu’elle prenne en considération chacun des éléments qui malmènent ma quiétude.
“Où est la voiture du type bourré ? Dans quoi comptait-il nous emmener ? Ni lui ni l’autre n’est chauffeur. La voiture n’est pas balisée comme celles des autres. C’est un piège, et on a plongé dedans. On nous avait pourtant bien prévenues que les bleds étaient dangereux par ici. Mais qu’est-ce qu’on a fait ?”
J’ai réussi. Ma partenaire d’aventure me rejoint dans le bain d’angoisse dans lequel je macérais depuis le début de la course.
Par la fenêtre, le paysage s’obstine à être vide et à l’avant du véhicule, nos deux kidnappeurs ne parlent toujours qu’en russe, nous lançant de temps à autre un regard dans le rétroviseur.
Combien de cadavres de vodka-coca gisent au pied du bonhomme rond ?
La piste ne serpente plus, les quelques rares arbres qui accrochaient mon regard disparaissent, la Lada s’engage sur une longue ligne droite lunaire flanquée de quelques plaques de neige. Nous sommes au milieu de nulle part, cependant, la vieille machine russe ralentit. Mon regard alarmé se plante dans celui de ma collègue, nullement plus rassurée. Lorsqu’il devient clair que l’inconnu au volant se déporte sur le bas-côté, je plante un regard terrorisé dans celui de mon amie qui fouille dans son sac. Elle en sort un couteau qu’elle serre dans sa paume tout contre sa cuisse. Dans la panique, je fouille à mon tour dans mon sac et n’ayant absolument rien pour me défendre, je décide de sauver ce que j’ai de plus important, mes images. Je retire la carte mémoire de mon appareil et la place discrètement dans ma culotte.
La voiture ralentit encore.
Dehors, la température nous accueillera avec tout au plus dix degrés sous la barre du zéro.
Les roues du véhicule mordent les reliefs du bas côté.
Il n’y a absolument rien autour de nous, combien de temps nous faudra-t-il errer pour trouver de l’aide si nous leur échappons ?
Le moteur s’arrête.
Sommes-nous capables de leur échapper ?
Les deux hommes se redressent dans leur siège et actionnent chacun la poignée de leur portière.
Mon amie est cramponnée à son couteau, mon cœur cogne dans ma poitrine.
Ils quittent l'habitacle.
Mais qu’est-ce qu’on a fait ?
Ils tournent les talons et s’éloignent du véhicule.
Nous sommes pétrifiées.
Ils parcourent cent mètres et s’immobilisent tous deux, côte à côte.
De toute façon, on ne comprend rien à ce qu’ils se disent, peu importe ce qu’ils sont sortis se raconter, ils pouvaient se le dire ici. Le type a emporté la clé de la Lada dans sa poche. Il n’y a rien d’intelligent que nous puissions faire.
Les deux inconnus nous tournent toujours le dos.
Le suspense est intolérable.
Soudain, leur posture nous révèle enfin la vérité. Ils ont légèrement écarté les jambes, une de leur main repose sur leur hanche et la deuxième plonge au devant de leur jean.
“Ils pissent, ils sont juste sortis pisser !”
Jamais je n’avais connu un arrêt pipi aussi terrifiant.
La tension pourrait mourir ici, forcée à l’évidence de la méprise, mais peut-être étaient-ils sortis uriner pour nous violer plus confortablement, la vessie vide. Mon imagination est plus coriace encore que cette Lada Niva. Lorsqu'ils regagnent leur siège, le chauffeur de taxi redémarre et son passager s’endort. Nous chasserons les tensions résiduelles en engageant la conversation avec les quelques mots de russe que nous possédons. C’est saines et sauves que nous atteignons notre destination, trois heures plus tard, avec une carte mémoire dans le slip.
Une histoire vraies vécue et racontée par Lucie Cola,
et son amie Morgane Hanryon : Instagram @mo-motte
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