L'âme à la mer
PAN-PAN, avarie moteur. Nous sommes en rade sur l’océan Pacifique...



Mars 2014, Yamba, Queensland, Australie.
Mon sac sur le dos, je me tiens sur le quai au côté de Wayne. C’est le grand jour, aujourd’hui, nous levons l’ancre pour un long voyage jusqu’à Port Macquarie, soit 124 miles (230 km) au sud de notre position. Je grimpe à bord de son petit bateau à moteur de quinze mètres de long pour vivre ma première expérience de convoyage
J’ai répondu à l’annonce de ce vieux loup de mer sur un site de petites annonces. Sa femme, sûrement volontaire dans ses jeunes années, a fini par en avoir ras la casquette de ces voyages en mer. Wayne ne désirait pas naviguer seul. En effet, les traversées sont longues. Seules, elles impliquent de veiller des nuits entières sans sommeil. Wayne a besoin d’un second à qui donner la barre pour lui permettre de se reposer un peu. Bien qu’il soit de bonne constitution, il n’est plus tout jeune. J'imagine volontiers qu’être accompagné est devenu nécessaire pour lui. Cependant, je n’ai aucune expérience et je ne m’en suis pas cachée. J’ai l’habitude d’évoluer sur tous types de bateau dans le cadre de sorties plongées, mais je n’ai aucune connaissance outre celle de rentrer et sortir les pare-battages, ou bien encore de sauter à quai pour aider à l’amarrage du bateau. Qu’à cela ne tienne, Wayne était bien trop content d’avoir trouvé quelqu’un à temps pour cette traversée et nous étions convenus que j’apprendrais les rudiments de la navigation en route.
Le moteur démarre, les amarres sont larguées, le bateau quitte le quai. Nous quittons la marina, le vent a aussitôt le loisir de venir gifler les flancs du navire et de soulever une houle infernale. Plus nous nous éloignons de la côte, plus le temps se révèle être mauvais. Mer agitée, comme on dit dans le jargon. En clair, ça secoue. Le vent dans mes cheveux, la bienveillance de Wayne et l’excitation de cette nouvelle expérience me font nager dans l’exaltation pendant une heure. Mais au bout de soixante minutes de navigation, soit environ 10 miles au large de la côte (18 km), l’embarcation ralentit. Je jette un coup d’œil à Wayne, celui-ci affiche une moue froissée par la contrariété. Encore une dizaine de pieds et le moteur nous fait sa révérence.
PAN-PAN, avarie moteur. Nous sommes en rade sur l’océan Pacifique.
Sans dire un mot, Wayne se précipite dans la cale pour examiner le moteur. Instantanément, une odeur compacte de carburant s’en échappe et enveloppe le pont du bateau. Je ne peux pas aider, mais Wayne a l’air de savoir ce qu’il faut faire.
Pendant ce temps-là, l’horizon semble se moquer de moi. Elle apparaît et disparait dans une partie de cache-cache qui malmène mon oreille interne. Tantôt la coque bascule dans l’eau, comme menaçant de s’enfoncer jusqu’aux abysses de l’océan, tantôt, elle s'en arrache et s’élance vers les cieux comme un avion qui chercherait à décoller.
Nous sommes à la merci des flots rageux qui chahutent le navire, comme une coquille de noix. La houle nous force la main et nous entraine dans une valse chaotique qui me piétine l’estomac.
Mes sens perdent la raison, mon corps se penche par-dessus le bord et mon déjeuner est offert à la mer.
Ainsi commence le calvaire.
Bien qu’affairé au problème numéro 1 qui accable cette traversée, Wayne s’interrompt un instant pour me conseiller de bien boire et de m’allonger. Mon corps s’est emballé comme un moteur trop huilé, plus rien ne pourrait l’arrêter. Au loin, la côte bleutée par la distance nous salue par intermittence.
Je ne peux plus réfléchir à rien d’autre qu’au mal accablant qui m’écrase les boyaux. Je suis allongée sur le pont, offerte à la houle, je ne remue que lorsque j’y suis forcée par les contractions violentes qui s’affairent à vider mon estomac.
Depuis combien de temps dérivons-nous sur l’océan ? Le temps est suspendu, cela parait déjà être une éternité. Wayne est toujours penché sur son moteur, les effluves de carburant sont insupportables. J’aimerais jouir d’une brise marine fraiche et revigorante, plutôt que cet écœurant fumé. Il est évident que cela ne m’aide pas. Je pourrais descendre dans la cabine et m’allonger sur mon lit, mais l’idée seule de la chaleur moite qui m’y attend me retourne une nouvelle fois l’estomac.
La lumière a changé, c’est là le seul témoignage timide du temps qui passe.
Enfin, le moteur se fait entendre. Wayne repasse à la barre, nous repartons. Je n’ai aucune idée de ce qu’il se passe. A-t-il réparé le moteur ou bien a-t-il bricolé un truc pour nous tirer de là ? Peu importe, dans tous les cas, l’heure devrait être à la réjouissance, seulement voilà, le mal me colle toujours à la peau. Je suis allongée sur le pont, à l’arrière du bateau, complètement inopérante. Le vent frais et les mouvements plus réguliers du bateau me permettent de somnoler. Ces moments sont comme des pauses pendant lesquelles le supplice s’interrompt. Mais les rêves sont fragiles et la réalité me ramène régulièrement sur le pont humide pour m’y presser rageusement l’estomac. Je n’ai plus rien à régurgiter. Cela fait plusieurs heures que mon estomac est désespérément vide. Lorsque ce n’est pas une malheureuse gorgée d’eau douloureusement ingérée, c’est le fond de mon âme que je déballe à la mer.
L’océan, indifférent, se fait noir maintenant. La lumière est tombée, il fait nuit.
Le vent frais devient froid. Je prends la décision de déplacer mon mal dans la cabine pour me protéger. Il me faut désormais effectuer un petit voyage de ma cabine jusqu’au pont, pour y purger ma peine. Lorsque j’apparais sur le pont, je jette toujours un coup d’œil à Wayne qui ne dit rien. Lui qui avait besoin d’aide, se retrouve seul à la barre. Je suis doublement mal, mais il m’est physiquement impossible de faire quoi que ce soit d’autre que d’activement subir le mal. Mon esprit tourmenté trouve tout de même l’énergie d’être légèrement agacé par le manque de prévenance de ce capitaine. Cela n’aurait-il pas été intéressant d’effectuer une petite vérification du bateau avant de s’embarquer pour 125 miles sur l’océan pacifique ? Quand est-ce que ça va s’arrêter ?
Le temps refuse de s’écouler. Allongée sur la tranche, je tente de réfléchir. Où allons-nous ? Combien de temps dois-je encore tenir ? Port Maquarie est bien trop loin, nous avions prévu une escale à Coffs Harbour à mi-chemin. Mi-chemin, c’est tout de même bien loin. Wayne est un type droit, carré, robuste, un de ces types de l’outback aux voyelles omniprésentes et nasillardes et aux verbes folkloriques. Un marin solide qui fait les choses bien. Il ne me lâchera pas n’importe où, il va honorer notre premier stop. Il n’y a que peu de doute sur le fait que l’agonie va s’étendre jusque sur les côtes de Coffs Harbour.
Parmi les songes confus, qui laissent parfois place au sommeil, il me vient la question suivante :
“Est-ce qu’on peut mourir du mal de mer ?”
Lorsque l’on est touché, ce mal vous force à croire qu’il vous fera tout rendre, tout, jusqu’à votre âme. Tenir debout devient une épreuve, réfléchir correctement est impossible.
L’Histoire maritime rapporte des cas de navires entiers partis à la dérive pendant des tempêtes, à cause d’un équipage en majorité rendu inopérant par le mal. Des morts furent effectivement à déplorer, incapables de boire ou de manger quoi que ce soit sur de trop longues périodes.
Combien de temps cela va-t-il encore durer ?
Je suis incapable de dire quelle heure il est, ni plus que de dire combien de contractions j’ai dû subir. En voilà une autre qui se présente, je pars sur le pont. Le regard avide de la mer se plante dans mes yeux. Je n’ai plus rien à lui offrir depuis longtemps, si ce n’est quelques gouttes d’eau et de bile.
Je vois les lumières du port. C’est Coffs Harbour qui émerge finalement de l’obscurité. Bientôt, ce sera la fin. Les flots impitoyables détendent l’espace et le temps autant qu’ils en sont capables, mais je reviens progressivement à moi, à mesure que le bateau se stabilise sur les eaux calmes du port.
Vidée et épuisée, je pars aussitôt me coucher après douze heures de traversée chaotique. Au matin, Wayne m’explique qu’il doit aller acheter des pièces pour réparer correctement son moteur. Il ne s’agissait donc que d’une réparation temporaire qui aura glorieusement tenu douze heures. J’en profite pour partir à la découverte de la ville et me changer les idées.
Le soir venu, je retourne sur le bateau, déterminée à mener à bien la mission pour laquelle Wayne m’a engagée. Pour me requinquer, le vieux loup de mer a acheté de la viande de kangourou. Il sort un grill qu’il installe sur son pont, et nous voilà en plein barbecue sur la mer.
Le matin suivant, je repars confiante vers le large. La mer est d’huile, la chance a l’air d’avoir tourné, quelques dauphins viennent même accompagner le bateau sur quelques miles, comme un présage de bon augure.
Cette fois, je pus tenir la barre, aider Wayne, et surtout, apprendre les rudiments de la navigation.
Nous arriverons sans heurt à Port Maquarie. Je n’ai nullement tenu rigueur à la mer pour le bizutage cruel qu’elle m’a fait subir. Sans doute faut-il être un peu masochiste, mais j’ai même signé un contrat avec elle, et un CDI. Je suis très rapidement allée la retrouver, et cette histoire fut le début de ma carrière sur la mer.
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Un recueil d'aventures extravagantes mais véridiques, au fil des pages duquel on frissonne, on rit, on se cultive, mais surtout, on voyage.
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