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Jamais deux sans trois

Le train s'arrête. Deux hommes en uniforme déboulent. La douane serbe ! Le silence se fait... et ce, malgré l'alcool ! Nous sommes aimablement priés de présenter nos passeports. Le douanier qui tient le mien me regarde fixement ...

Jamais deux sans trois
Photo by Quỳnh Lê Mạnh / Unsplash

Belgrade, Serbie. 

Je m'imaginais trouver plus de monde dans cette gare de Belgrade. Une partie des trains a pour destination une ville d'un pays frontalier, pourtant, c’est plutôt calme ici. Enfin, mis à part le guichetier qui braille sur un client. Je fais la queue derrière la victime, un jeune homme d’une vingtaine d’années. Le pauvre gars prend congé, l’air contrit. Nos regards se croisent brièvement. C’est à mon tour. Le guichetier recommence à vociférer dès que je me présente à lui. Je ne comprends rien à sa tirade, jusqu'à ce qu’un : "no english" me parvienne aux oreilles. Je regarde l’enragé droit dans les yeux. Je n'ai toujours pas dit le moindre mot mais je jubile d’avance devant son air suffisant. Repais de cet instant, je prends ma voix la plus aimable et article finalement :
— Zdravo, karta za Skoplje? (salut, un billet pour Skopje?)
Soudain, je n’ai plus affaire à un homme, mais à une chouette. Ses yeux sont écarquillés, sa bouche est pincée, mais ce qui parle le plus, c’est son silence !
Je règle mon billet pour le prochain départ. Il me tend le petit bout de papier, tout ça sans mot dire, ni maudire.
— Hvala, dober dan ! (Merci, bonne journée !) que je lui dis en m'éloignant.
Ça y est, la vision de mon dos a dégelé notre ami qui se remet à maugréer. S'il n'était pas français dans une précédente vie, il le sera dans une prochaine.

Sur le panneau d'affichage des départs, je me rends compte que j'ai bien deux grosses heures à tuer avant d’embarquer pour la capitale macédonienne. Bon, allez, on va se câler au bar.

Ma pinte de blonde arrive. Une bonne Lasko bien fraîche.
Maintenant que je suis installé en terrasse avec vue imprenable sur les voies et les trains en préparation, on va se mettre à regarder les gens, tant qu'il y en a.

Un homme d'une soixantaine d'années s’installe à une table près de la mienne. Un serveur lui amène deux demis. Sa femme serait-elle en train de finir quelques achats ?
Je laisse mon esprit vagabonder dans les obscures steppes arides de mon cerveau.
Tout à coup, mon voisin se lève. Sorti de mes songes, je l’obverse machinalement. Il pousse sa chaise, fait le tour de sa table et vient s’asseoir devant la deuxième bière. Je lève un sourcil, étonné. Le voilà qui lève le second demi, comme s'il trinquait avec un fantôme. Puis, il en boit une lampée et répète le manège. À nouveau, voilà mon voisin qui se lève pour reprendre sa place initiale devant la première bière, il trinque, en boit une gorgée, puis retourne s’asseoir devant la deuxième bière. Il ne s'écoule pas plus de cinq minutes entre chaque rotation.
Je l'observe, fasciné par la scène qu'il m'offre. Autour de lui, le monde autour n'existe plus.
Je prends machinalement mon paquet de cigarettes.
Je regarde ce spectacle  gracieusement offert en buvant et fumant à loisir.
C'est le tableau d'un homme qui boit ses deux verres en changeant de place avec lenteur et accablement. C’est la scène d’un vieux bonhomme qui trompe sa solitude en incarnant les deux protagonistes de cet apéritif entre amis. Il ne prononce pas le moindre mot, comme savent le faire les hommes vivants seuls, habitués à faire couler le temps comme ils le peuvent.

Ma pinte est finie sans que je m'en rende compte. Ainsi que les trois quarts de mon paquet de cigarettes. J'ai bien l'impression d'avoir fumé comme un pompier. Comme une locomotive serait plus adéquate, au vu du lieu dans lequel je me trouve.
Mon train part bientôt. Il est temps de bouger.

Rendu sur mon quai, je plisse les yeux. Le train doit dater de l'époque de Tito.
C'est vieux, c'est moche, ça pue, ça tient à peine debout, mais j'en suis sûr, j'arriverai à bon port... enfin à bonne gare !

Sur le quai, je croise le jeune qui était devant moi au guichet. Il a l'air de s'être bien remis de la rencontre avec l'acariâtre guichetier.
Il me reconnaît. Il engage la conversation, affable. Il m'apprend qu'il rentre à Sofia dès ce soir. Je comprends également qu’il monte dans le même train que moi. Mon cerveau s’emballe. Quoi ? Mon train a pour terminus Skopje, en Macédoine. Il m’explique que c’est impossible puisque lui-même se rend au terminus de la ligne, et qu’il s’agit de Sofia en Bulgarie. Un de nous deux se trompe. Lequel ? Aucun, nos billets indiquent bien le même train. Quelle est donc cette diablerie ?
Notre conversation est tombée dans les oreilles d’un type qui nous explique à présent que seul le premier wagon est à destination de Sofia. Le second est à destination de Skopje. Une séparation des deux compartiments s’effectuera en cours de route. Nous avons tous les deux un soupir de soulagement. On se serre la main, on se souhaite un bon voyage, puis chacun prend place dans son wagon.

Une fois à l’intérieur, je suis pris de sidération. Putain, l'odeur ! La puanteur est insuportable. Je suis au niveau des toilettes qui difusent rageusement des effluves d’amoniac des plus sordides. Même en fumant comme un pompier, l'odeur m'agresse les naseaux.
Le wagon est une succession de compartiments de banquettes se faisant face.
À peine installé, trois jeunes arrivent. Nous nous saluons en serbe. L'un d'entre eux se met aussitôt à me débiter sa langue natale sur un tempo infernal. Je ne comprends pratiquement rien. Ah! L’argot ... !
Le désarroi sur mon visage est universel, il embraye rapidement en anglais. Nous faisons connaissance. Ses deux amis ne parlent pas un mot de la langue de Shakespeare. Peu importe, il jouera les traducteurs tout le long du voyage.
Les trois amis vont passer quelques jours de vacances à Skopje. Quelque chose me dit que cela ne sera pas pour du tourisme culturel.
Le train se met en branle. Seulement vingt minutes de retard. Autant dire qu'il est en avance, selon mes trois compères. Nous discutons de tout et de rien. De la France, de la Serbie, de l'Europe, de films, de sport.
Après le premier arrêt, mes acolytes sortent le ravitaillement. Fromage, charcuterie, pain, bières, plusieurs bouteilles en plastique de deux litres, ainsi qu'une bouteille d'un litre de rakia maison. Je n'aurais peut-être pas besoin d’aller voir le dentiste pour mes caries.

Un contrôleur passe et demande à voir nos billets. Nous avons déjà commencé à faire bombance depuis un petit moment. Il jette un regard indifférent sur notre ravitaillement, puis se contente de nous demander de “rester calme”. Il nous adresse un petit clin d’œil et prend congé. 

La nuit est tombée depuis un moment. Le train effectue un arrêt prolongé en gare. Voilà sûrement la fameuse séparation des wagons.
Soudain, deux hommes en uniforme déboulent. La douane serbe ! Le silence se fait, malgré l'alcool ! Nous sommes aimablement priés de présenter nos passeports. Le douanier qui tient le mien me regarde fixement.
— À mon tour de te fixer, mon p'tit bonhomme ! Tu vas faire quoi, mon gars ? M'expulser de ton pays ? Ça roule raoul, je me tire d'ici !
Courageux, mais pas téméraire. Ma bouche reste fermée.
Il me tend mon passeport, j’avance mon bras, mes doigts effleurent presque le cuir de sa couverture, les secondes se distendent autour de nous. Deux bras, un seul passeport, ma putain d'identité cartonnée entre ses doigts… Et puis enfin il parle. Dans un français aussi parfait que froid :

— Sais-tu ce qui se dit par chez nous ? Un Serbe et un Gitan sont voisins, chacun dans une maison similaire en tout point. Chacun fait estimer sa maison. Le Serbe dit au Gitan : « Ma maison vaut 100 000 euros. » Le Gitan dit : « La mienne, elle vaut 200 000. » Le Serbe s'indigne : « Ce n'est pas possible, c'est la même ! » Et le Gitan répond : « Certes, mais moi, je n'ai pas de voisin gitan ! »

Le douanier se tait. Je ne sais que dire. Entre mon étonnement, (un français si pur) et la surprise du discours qu'il me tient.

Mon homme reprend :

— Vous, les Européens, vous avez fait une grave erreur d'intégrer les Hongrois, les Roumains et les Bulgares dans l'Union européenne. Vous allez faciliter la vie de tous ces enfoirés de gitans qui vivent sur le dos des honnêtes citoyens qui se tuent à la tâche. Ce ne sont que des sangsues. Je n'ai rien contre les Juifs. Mais je regrette que la victoire des Alliés sur les Nazis ait été aussi rapide. Ils ne leur ont pas laissé le temps de nous libérer de la lie que sont les Gitans en les rayant définitivement de la carte !

Je suis interloqué par tant de franchise de sa part. Mes trois compagnons de voyage et le second douanier nous regardent sans comprendre un traître mot de ce qui vient d'être dit.

Il consent enfin à lâcher mon passeport et me souhaite un bon voyage. Je le remercie poliment.

Je n’ai rien dit, fourbe que je suis, pas de parti pris.

Ni pour ni contre. Bien au contraire.

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