Je suis fatiguée d'être désolée d'être désolée. Si cette déclaration vous fait écho, ou si vous n’avez rien compris à cette syntaxe laborieuse, laissez-moi vous plonger dans l’univers fabuleux de l’absurde, du désarroi et du malaise avec l’histoire qui commence maintenant :

17 février 2019, Phong Nha, Vietnam, 15h30

Je suis debout dans le hall d’une auberge fréquentée, ma guitare entre les omoplates. Je balaie du regard le lieu agité et n’y décèle aucune opportunité de tranquillité. Quelques secondes plus tard, je me tiens devant mon scooter sur un parking encombré. Je fais le fond de mes poches et compte environ 100 000 Dong. “J’ai assez” Pense-je en enfourchant machinalement mon engin. À la première intersection, je jette un vague coup d’oeil sur ma gauche et m’engage en force dans le trafic, comme le veut l’usage au Vietnam. Un peu plus loin sur la route, je monte sur le trottoir et me gare juste devant l'entrée d’une supérette. Le vieux Monsieur derrière son comptoir me reconnaît et me sourit en hochant la tête. Je repars avec une paire de bières et aucune idée d'où aller. Quelques kilomètres plus tard et une enfilade de collines recouvertes de jungle, je parviens au bord d’une rivière. L'endroit offre un ersatz d'intimité bien qu'à seulement quelques mètres de la route. Je m’engage sur l’herbe humide puis cale mon scooter sur la béquille centrale. Je m’installe en tailleur sur ma selle et sors ma guitare.

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L'endroit où je pensais être tranquille.

Je n’ai le temps que de gratter 4 accords, une petite voix me fait lever le nez vers la route.

“Hello!”

C’est un petit garçon d’environ 9 ans, accompagné de deux petites filles plus jeunes que lui. “Hello, hello !” Répètent les petites filles sur son exemple. Je souris, surprise d’un tel convoi sur ce coin de route que je pensais désert. Je réponds en agitant la main avec entrain. Les 3 petites têtes brunes sont immobiles, le petit garçon qui semble être leur leader a stoppé sa marche à mon niveau, et tout 3 me fixent depuis les 50 m qui nous séparent. Je tiens ma guitare contre ma poitrine sans en jouer. Je suis gênée. Deux types passent en scooter sur la route derrière les enfants, l’espace d’un instant, j’ai 5 paires d’yeux curieux braqués sur moi. Je remets brièvement en question mon choix de spot.

“Money!” se met soudain à crier le petit garçon en tendant une main dans ma direction. “Money! Money!” reprennent en choeur les fillettes tout sourire. Il me semble qu’on m’assène un coup-de-poing dans la poitrine. Je déplie mes jambes et repose mes semelles sur le sol.

“Money ! Money !” Continuent-ils de chanter. Mon sourire a disparu, mes lèvres sont raides, mes yeux passent en revue les brins d’herbes du décor. Mon cerveau procède lentement l'information pendant que mon corps s'émancipe, dépêché par la gêne. Ainsi, mes fesses quittent ma selle et mes bras abandonnent ma guitare sur l’herbe.

“Money, money, money !” répètent inlassablement les 3 visages souriants, paumes tendues. Mes mains disparaissent dans mes poches et mes doigts n’y trouvent plus rien cette fois. Le geste a motivé les 3 jeunes mendiants à faire quelques pas dans ma direction. Désemparée, je secoue la tête de gauche à droite, les paumes vers le ciel. Mon désarroi est reçu par quelques rires, puis contre toute attente les enfants reprennent tout de même leur chant.

“Money, money money !” Mon esprit hébété est toujours embourbé dans la spontanéité de cet instant, pour lui, inédit. Je n’ai pas d’automatisme en réponse à cette situation et une panoplie d'émotions différentes s’entrechoquent dans ma poitrine, m'empêchant de réfléchir. Je suis acculée.

“Money Money Money!” La redondance est insupportable, comme certaines comptines de 3 mots faites exprès pour pousser à bout. Je fixe leurs regards qui fixent le mien, mon visage est fermé, les leurs sont illuminés.

“Money, money, money!” Cela devient comme un coup qui tombe à l'arrière de mon crâne à intervalle régulier. Je piétine les mêmes 2 mètres carrés depuis 5 minutes, sans but.

“Money, money. Money.” Une des petites filles inspecte ses ongles, l’autre tourne sur elle-même, le petit garçon ne me quitte pas des yeux. “I don’t have anything” m’entends-je répéter sur un ton mou.

“Money, money, money.” Je tente cette fois de mêler le geste à la parole et agite mon index de gauche à droite en articulant aussi clairement que possible : “No money, I don’t have anything”.

“Money, money money!” Ça devient ridicule. Tous 3 portent un petit uniforme bleu et blanc. Un pantalon pour le jeune homme et une jupe plissée pour les filles. Ça ne peut pas être à l'école qu’on leur suggère que les blancs distribuent de l’argent, encore moins à la maison. En 4 mois au Vietnam j’ai découvert une culture particulièrement généreuse. J’ai partagé le quotidien de familles dans lesquelles tenter d'offrir quelque chose ou simplement payer sa part semblait être reçu comme un pet à la table de la reine d’Angleterre. Ils apprennent sûrement d’une manière ou d’une autre les inégalités de répartition des richesses dans le monde, mais comment en viennent-ils à tendre la main aux blancs ? Comment la combine se met en place et se passe de petites à oreilles en petites oreilles ? La scène que j’ai devant les yeux me force à penser que les aînés montrent aux plus jeunes. Le petit garçon s'arrête un instant pour prendre une gorgée de sa boisson. Il tient un grand gobelet en plastique de glace pilée au sirop qu’il déguste à l’aide d’une paille. Il prend vaguement le temps de déglutir et reprend aussitôt sa requête monotone comme un automate.

“Money money money money.” Les petites filles se sont tues et semblent s’ennuyer, le petit garçon répartit son poids d’une jambe à l’autre sans plus même me regarder.

“Money money money…” Mon corps est figé dans la honte, les bras ballants, les jambes droites, pendant que mon esprit imagine ses contours comme ceux d’un distributeur automatique de billets, planté dans un champ. Un distributeur automatique qui parle, mais dont les enfants ne comprennent pas les instructions malheureuses “Hors service”. Mon cerveau est formel, à cet instant précis, j’ai honte d'être blanche, et ce, pour plusieurs raisons.

“Money money money … — C’est comme les pleurs d’un bébé”, me souffle ma matière grise soudain sortie de sa torpeur. Ça peut durer des heures sans qu’ils ne se lassent. Mon corps pivote, mes yeux se posent sur mon scooter, y avait-il de l’argent dans le coffre sous ma selle ? “C’est la seule manière d'arrêter ça” me répète mon esprit.

“Money money money...” reprennent les petites voix motivées par mon mouvement. J’ai honte d'être née du bon côté du globe à leurs yeux et de leur imposer cette injustice sous leur nez, à la sortie de leur école. Pourtant, je ne suis pas venue pavaner, cette honte est ridicule. Je ne suis pas une saucisse fumante en vitrine d’un magasin dans un quartier de chiens affamés. Suis-je indécente de venir incarner la richesse dans des pays moins développés ? Mon cerveau passe en revue ces sujets absurdes auxquels ils ne trouvent momentanément pas de réponse. J’ai envie de disparaître.

“Money money money !” Les voix se font plus insistantes et se transforment en cris. J’ouvre ma selle et farfouille à l'intérieur. Il y a un fouillis impressionnant dans cette petite malle. Pendant que j'inspecte les objets, j’ai le temps de repenser à un ami indonésien.

J’ai rencontré ce jeune homme il y a quelques années sur une plage à Bali. Au début, j'étais sa cliente, j’avais choisi une de ses chaises sur la plage et je célébrais mon arrivée sur l'île avec les bières fraîches de sa glacière. Au fil de nos discussions, j’apprends qu’il est professeur de surf et que lorsqu’il ne donne pas de leçon, il vend des bières sur la plage. Quelques heures plus tard, il ne souhaitait plus que je paie pour les bières et voulait m'initier au surf gratuitement. J'étais devenue son amie, ou peut être une proie, ne soyons pas totalement niais. Nous avions alors commencé à aborder des sujets plus personnels et il me confia son envie de changer de vie. Ce grand et beau jeune homme cultivait son bronzage et manifestait une grande fierté pour ses bouclettes blondies par le soleil. Il avait longuement expliqué sa passion pour le surf et se vantait d’avoir du succès auprès des femmes, ce qui au passage, n’est pas une technique de drague très fameuse. Peut être avait-il d’autres passions non-exploitées vers lesquelles il voulait orienter sa vie future ? Non, ce n’était pas ça, il était satisfait de son activité et n'éprouvait aucune frustration à ce sujet. Peut-être alors ne gagnait-il pas assez d’argent ? On touchait du doigt quelque chose, mais là encore, il pouvait subvenir à ses besoins, sortir avec ses amis et vivait dans une maison honnête près de la plage. À ce stade, j’avais dénombré plus d’amis prêts à prendre sa place que je n’aurai pu en compter avec les doigts de mes mains doublés de ceux de mes pieds.
“Je voudrais échanger ma vie avec la tienne, et vivre en France.”
“Quelle drôle d'idée.” Pense-je subitement, ingénue. J’aime beaucoup mon pays moi aussi, 3 mois sur 12 puisque je déteste avoir froid. C’est un pays remarquable et je ne me plaindrais jamais que la naissance m’ait offert ses superbes terres et ce passeport tellement pratique, mais la classe moyenne par chez moi ne vit pas en slip sur la plage 12 mois par an à picoler de la bière avec les clients, finis-je par lui expliquer. Il avait 30 ans, n’avait pas de diplômes et ne parlait pas un mot de Français. Il insiste, venir vivre en France serait pour lui et aux yeux de sa famille, une réussite. “Même si tu devais y être malheureux ?”
Je lui explique l’hiver, je lui introduis le pôle emploi, les HLM, les barres d’immeubles et les cités, la difficulté d'être propriétaire de ses murs et le luxe que représente une maison près de la mer. Il me dévisage l’air perplexe, pendant que je m’affaire à piétiner son rêve. Je reprends :
“Il faut un diplôme pour enseigner le surf légalement, il te faut aussi un permis pour vendre de l’alcool. Si tu veux faire ça toute l'année, il te faudra être sacrément acharné, parce que la plupart du temps les températures ne dépasseront pas les 10 degrés.”
“Vraiment ?” Me questionne t-il en écarquillant les yeux.
“Tu t’es renseigné sur la France ?” “Non” Tout ce qu’il savait était le prestige, et briller auprès des siens, c’est important. Considérant qu’être heureux l'était bien plus, j’ai cru bien faire en lui dévoilant une réalité bien rêche, certes cliché, qui lui permettrait sûrement de prendre conscience des avantages de sa vie et d’en savourer plus consciemment les aspects positifs. Après un court moment de silence, il me rendit la pareille.
“Oui, mais vous pouvez voyager, moi, je suis coincé sur cette île. Le passeport indonésien n'est pas bon et avec le salaire minimum, il faudrait des années pour pouvoir acheter un billet d'avion.” J’avale de travers ma gorgée de bière, désemparée. Je ressens les prémices d’une honte sur laquelle je peine à mettre un mot. Je n’ai pourtant pas bavé mon dernier argument.
“Pas forcément”, m’entends-je répondre mal assurée. “Il y a plein d'émigrés qui n'ont jamais vu la mer parce que même un billet de train pour la première côte française est trop cher pour eux.” Je ne sais pas s’il m’a écouté, il a les yeux dans le vague et semble penser à autre chose.
“J’ai un ami indonésien”, reprend t-il, “Il a rencontré une Française il y à quelques années et ils se sont mariés. Maintenant, ils vivent à Paris, ils ont des enfants, il ne peut rien arriver à sa famille. Ils sont protégés, la santé, les études, l’argent, ils ont tout.” Les mots se posent alors sur ma honte désormais établie, c’est moi qui n'avais pas pleinement conscience de la chance que mon lieu de naissance m'avait réservé, ni des intentions de cette personne que j’ai cru désintéressée.
“Il revient souvent ici voir sa famille ?” Ai-je demandé machinalement pour couvrir mon embarras. Non, les billets sont trop chers. m’a t-il répondu en riant.

Depuis ce jour, j’ai appris à développer une culpabilité stupide d’avoir des avantages de naissance.

Il n’y a rien dans cette selle, pas un billet, que des cordes et des tickets de parking. Je m’impatiente. J’exhale bruyamment le contenu de mes poumons et me tourne vers les trois petites têtes. “I have nothing at all, I’m sorry.” Dois-je expliquer à nouveau.

“Money, money, money, money !” Tiens, j’ai également honte d'être excédée par 3 enfants vietnamiens qui me demandent de l’argent. D’une manière générale, j’ai une patience très limitée pour les petits d’hommes et j’en complexe beaucoup. Alors que je fixe leurs bouches violettes, recouvertes du colorant des saloperies qu’ils mangent salement, je me souviens d’un gros monsieur suant qui aimait bien les petits enfants indonésiens.

C'était ce jour où je m'étais embarquée dans une excursion organisée. Les excursions organisées sont toujours pour moi une décision mûrement regrettée par avance, surtout lorsque comme celle-ci, il s’agit de visiter, en petit groupe, un village très reculé. J’ai cette impression dérangeante de partir au zoo en moins politiquement correct. Je m’y résous tout de même, dû à l’absence de toute autre activité sur cette toute petite île de l’archipel Togians au large de Célèbes. Comme anticipé, je regrette immédiatement à la vue du traditionnel couple rouge crevette bedonnant, appareil photo au cou, qui s’embarque avec nous. Ils sont accompagnés par un gros monsieur, rouge lui aussi, chemisette à carreaux, sacoche en bandoulière et recueil complet de blagues potaches. Il me fait tout de suite penser à cet oncle qu’on invite plus aux réunions de famille, celui qui ne boit que les verres de trop à l'apéro, passe à table ivre et gratifie l'assemblée familiale d'élucubrations racistes et de blagues pédophiles.

Pour rejoindre le village flottant, il fallait emprunter un pont en bois tout à fait suspicieux.

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Un pont suspicieux. Qui en fait tenait très bien.

Le gros tonton nous inflige une blague sur la propension des indonésiens à bâcler le travail, puis cherche dans le vent notre approbation, la mine réjouie. Il interpelle ensuite un des guides qui nous suivait en barque et comme s’il adressait à un enfant sourd de 5 ans, lui impose de le faire traverser tout en exhibant un billet. Arrivés au village, nous retrouvons le gros tonton, dégoulinant de sueur. Accompagné du couple plus discret, il commence à prendre des clichés du village mais aussi des habitants qui balaient, jardinent et pêchent sans prendre la peine de leur demander la permission.

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Le village sur pilotis.

Je regarde mes pieds, j'accélère le pas.
Je me demande s’il apprécierait la réciproque. J’imagine un groupe de Chinois le prendre en photo dans son jardin pendant qu’il boit des bières en retournant ses steak sur son barbecue.
Nous croisons un groupe d’enfants qui jouent devant une maison sur pilotis. Le gros tonton les photographie à leur tour, sans se soucier de l’avis de leur parents. Le cliché de ces beaux enfants mats de peau au grand sourire semble être un trophée important pour l’album exotique de l’oncle potache puisqu’il va même jusqu'à leur signifier de prendre certaines poses. Une petite fille se lasse de l’exercice et porte ses mains à son visage en râlant. Je fixe la scène l’estomac comprimé par la gêne. Lorsque l’immonde personnage saisit le bras de la fillette pour la forcer à montrer son visage je m’entends proposer à voix haute :
‘Vous voulez qu’on les mette à poil pour internet ?’
Il se retourne surpris et tombe nez à nez avec mon plus beau sourire forcé. Il ne trouve rien à dire et continue sa progression en abandonnant son shooting sordide. Il reste silencieux pendant un long moment et marche lentement. Nous arrivons sur une petite place où se trouve un genre de supérette. Depuis le palier j’y devine des sachets de nouilles, des sacs de riz et de la nourriture en boîte. Tonton pénètre le commerce d’un pas décidé et en ressort quelques secondes plus tard avec un sachet de bonbons. Il se poste alors au milieu de la placette et commence à distribuer des bonbons aux enfants circonspects.
“Tu vois, ils sont contents, ça coute pas cher” Commente t-il à ses amis, assez fort pour que j’entende. Là encore, je transpose cette scène en France. J’imagine un vieux monsieur suant photographier des enfants dans un quartier résidentiel en leur distribuant des bonbons. Ce qui n’est “pas cher” en Indonésie, lui couterait surement une arrestation pour présomption de pédophilie, chez lui.

C’est édifiant ce que les gens font à l'étranger qu’ils ne se permettraient pas de faire chez eux. Je me demande s’il se rend compte qu’il est leur égal. De quelle genre de supériorité souffre ce type d’individu détestable pour interagir avec les locaux comme avec des animaux? Si l’on remplaçait les bonbons par des bananes, qu’elle différence notable cela ferait-il avec une visite de singes dans une réserve naturelle ? Il me semble que pour un grand nombre d’individus, il est trop facile de se sentir supérieur ou d'éprouver un sentiment de pitié parfaitement dégradant face à une culture différente dont ils ne comprennent pas grand chose. Ils oublient trop facilement les leçons de l’histoire et le jour où une poignée de fermiers vietnamiens, en tongs dans la jungle, a mis en défaite l'armée américaine. Sous-estimer la valeur ou la force des gens qui vivent plus simplement que soi, est une erreur bien raciste.

Il me semble me réveiller soudainement d’une rêverie, pourquoi est-ce que je m’excuse platement à un mioche de 9 ans depuis 10 minutes ? Dois-je réellement être désolée et faire des pieds et des mains pour financer le caprice de 3 gamins ? Je ne suis pas au Darfour, en train de faire face à la famine personnifiée par 3 mômes à poil avec des mouches dans les yeux. Je fais face depuis un quart d’heure à 3 écoliers malins qui ont trouvé la combine pour sponsoriser leurs glaces et leurs boissons sucrées. Je ne veux pas leur donner d'argent, le voilà mon problème, je viens de finalement mettre le doigt dessus. Je ne veux pas encourager 3 jeunes personnes à faire la manche à la sortie de l’école, je ne veux pas suggérer à 3 étudiants que l’argent se trouve dans le cul des blancs. Idéalement, j’aimerai ne pas saboter l’education de ces enfants, que j’ai, à de nombreuses reprises, vu se prendre des raclées pour avoir mendié. Je ne veux pas adopter le comportement de tonton pédo, qui a forcément dû passer par ici pour apprendre aux enfants à quémander. À la rigueur, j’aurai aimé leur prendre la main et les amener chez l'épicier au bout de la rue, pour repaitre mon âme sadique de leur tristes visages devant un panier de fruits. Je suis frustrée, honteuse et énervée d'être en train de négocier depuis clairement trop longtemps avec 3 têtes dures pour avoir la paix.

“Money, money, money !” Continuent-ils inlassablement. “Please, stop ! Go home !” M'entends-je leur lancer cette fois plus fermement. Je me demande combien de temps ça va encore durer. J’ai l’impression à ce moment précis d’incarner l'inégalité mondiale et d'être appelée à rendre des comptes personnellement. Il y a des moments d’impuissance dans lesquelles on voudrait pouvoir disparaître. Je décide de ranger et de partir. Le fait de rassembler mes affaires ne les démotive pas du tout, j’entends leurs petites voix tantôt répéter “Money”, tantôt rire aux éclats.

Pendant que je rassemble mes affaires, je me demande si je n’ai pas honte de ne pas correspondre à l'idée qu'ils semblent se faire des blancs. Je possède ce scooter, cette guitare et un sac à dos. J'ai également le petit ordinateur le moins cher de chez HP pour travailler et un vieux smartphone qu’un ami m’a donné pour dépanner. En plus de ne posséder que très peu je ne consomme presque rien. Je mène une vie extrêmement low-cost dans laquelle je ne jouis d’aucune excentricité à part celle de voir du pays.

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Mes possesions matérielles.

Je n’ai pas la volonté d’avoir plus que le minimum. J’ai eu l'occasion de lire quelques articles, rédigés par des blancs, sur cet état d’esprit qui est le mien. J’ai appris grâce ces rédacteurs que mon comportement serait une insulte aux pauvres, qui eux, n’ont pas d’autre choix que de ne presque rien posséder. Le minimalisme est décrit par plusieurs auteurs comme étant raciste ou indécent car c’est un choix fait par des riches, ni plus ni moins une tendance, pendant que dans certains pays défavorisés, des familles y sont contraintes. Les minimalistes sont accusés d'imiter les pauvres et de faire de leur misère une mode. Cela voudrait dire que ne pas profiter des privilèges que nous pourrions avoir serait une offense envers les personnes dans le besoin.
Il me semble réellement comprendre l'engrenage de pensée de ces rédacteurs. Cela part d’une bonne intention et on comprend la logique de ces humains plein de compassion, en revanche, lorsqu’on en arrive à des extrémités pareilles, cela devient dangereux. Ce n’est pas saint pour l’individu qui risque un éclatement de la boîte crânienne pour excédent de réflexions inutiles, ni pour ses congénères qu’ils contamine et détourne ainsi des réels problèmes sur terre. Devons-nous, dans un souci de moralité, consommer plus que de besoin parce que nous pouvons le faire ? Je vois concrètement les effets néfastes de la consommation de masse sur la planète, en revanche je ne vois pas en quoi dénigrer les minimalistes et leur choix de consommer moins, améliore la vie des personnes dans le besoin. J’ai donc plusieurs fois pensé à faire quelques impressions de ces articles pour les offrir aux familles dans le besoin de papier toilette.

“Money, money, money !” Hurlent maintenant les gamins. Je me demande s’ils ont déjà commencé l'anglais à l'école ou si “Hello” et “Money” sont appris sur le tas avec les touristes. Je me demande aussi depuis combien de temps, je leur tourne le dos en emballant mes affaires.

“FUCK YOU !” Voilà qui répond à mes deux questions. Leur anglais ne vient pas de l'école et je leur tourne le dos depuis trop longtemps. Cette insulte tombe comme une goutte d’eau dans le vase débordant de mes émotions. “Sorry ?” Questionne-je les yeux froncés en fixant le petit garçon dont j'avais reconnu la voix. Ils se sont tous tu et me regardent en souriant. Peut-être répètent-ils bêtement une insulte dont ils ne connaissent pas la traduction. Mais à nouveau:

“FUCK YOU !” Cette fois pas de doute, l’injonction grossière était clairement volontaire. Le petit effronté fait 3 pas en arrière, hilare et me voilà qui perd à nouveau le contrôle de mon corps. Alors que je charge les enfants comme un rhinocéros, je me demande ce que je vais faire en arrivant à leur porté. J’allais exécuter le petit garçon et épargner les 2 petites filles pour qu’elles puissent colporter la légende. À la vue de ma masse dépêchée par la colère dans leur direction, les 3 enfants se mettent à crier et commencent à courir. À cet instant précis, je me dis que je suis clairement une personne abominable, mais cette pensée ne parvient pas à calmer mes nerfs qu’on avait mis à l'épreuve. Alors que mes semelles atteignent le goudron, je tente d'accélérer mon processus de réflexion. Que vais-je faire lorsque de manière éminente, je vais les rattraper ? Les gronder ? Je ne pourrai pas le faire en Vietnamien, parce que je ne sais dire que des choses en rapport avec la nourriture ou “chauve-souris sale” (merci Duolingo) ça n’allait pas être très efficace. Vais-je réellement saisir le bras du garçon et risquer de lui faire mal s’il se débat ? Et puis qu’allais-je faire de lui ?

Quand j’avais 7 ans, poussée à des pratiques stupides par l’effet de groupe, j’avais craché sur la fenêtre d’une voisine. Celle-ci était sortie aussitôt et ayant bien eu le temps de voir mon visage, elle avait spécifiquement choisi d’attraper mon bras parmi l’envol de pigeons de mes amis apeurés. Je m'étais retrouvée seule, maintenue à quelques centimètres du visage rouge d’une grand-mère en colère. Je ne me souviens pas d’un traître mot de ce qu’elle m’a dit, mais j’ai eu honte et peur. Je n'ai plus jamais craché sur une vitre. Les mots n'étaient pas l’important, le nerf de la guerre, c'était le traumatisme, j’allais donc proprement traumatiser cet enfant. Je réalise finalement que ce plan démoniaque est un brin scandaleux, je renonce aussitôt. Il faut faire vite, leurs petites jambes ne me distancent plus que de 2 secondes.

Ce n'était pas intelligent d’avoir craché précisément sur la vitre de ma voisine. Evidemment, celle-ci m’avait reconnu et après m’avoir forcée à retirer ma bave de la fenêtre de son salon, elle m’avait ramenée à la porte de ma nounou en racontant la glorieuse action que j’avais accomplie pour amuser une équipe de portés disparus. Ma Mamou était triste et j’avais honte. C’est ça, j’allais saisir le petit garçon et le ramener chez lui pour apporter la honte et la déception dans son foyer. Le plan n'était pas meilleur, est ce que ses parents parlent Anglais ? Si ce n’est pas le cas, je ne suis pas sûre que : “un sandwich aux œufs pour ma chauve-souris sale s’il vous plaît” leur permettra d'appréhender clairement la situation.

Je suis désemparée, je n’ai aucune idée de ce que je vais faire et je sens à nouveau la culpabilité monter. Allais-je réellement me permettre d’attraper des enfants vietnamiens, les gronder et les confronter à leurs parents, dans leur pays, parce que je ne voulais pas leur donner d’argent ? Qui suis-je pour venir imposer mes standards d'éducation française dans une réalité que je maîtrise à peine ? Je perds un peu de distance sur eux. Finalement la colère reprends le dessus, j’en ai marre d'être coupable et désolée. Si je ne punis pas ces 3 effrontés de la même manière que n’importe lequel des morveux de mon pays, c’est de la discrimination, malheureusement pour eux je ne suis pas raciste. J'accélère alors ma course pour dispenser ma xénophilie aux 3 fuyards.

Finalement, mon désarroi prend une tournure inespérée. Un monsieur vietnamien, assis sur son scooter, guettait la scène depuis un moment. À l’instant où les enfants passent à sa portée, il se saisit lui-même du bras du petit garçon et le secoue en lui criant quelque chose. Il se retourne ensuite vers moi : “Sorry, sorry !” me lance t-il. Je m'arrête, soulagée, je souris à cet inconnu qui s’excuse sans être coupable. En réalité, c’est moi qui suis désolée, désolée d'être désolée.