Est ce que tu es heureuse ? M’a demandé mon père par e-mail ce soir-là. 2 ans déjà sans avoir revu mes parents depuis mon départ. J'ai un instant imaginé répondre : oui Papa, tout va bien. Finalement, trouvant la réponse convenue et légère, et voulant par-dessus tout éviter les échanges infertiles de banalités anodines, j'ai réellement répondu à sa question. Ce n'était pas simple, il a fallu partir de loin.

27 février 2018, Pucon, 🇨🇱 Chili, Amérique du Sud.

Papa,

Pour commencer, la question est anxiogène précisément parce qu'il n'y a pas de définition général du bonheur et donc pas de chemin balisé pour l'atteindre. C’est comme une chasse au trésor sans carte ne sachant pas même s’il existe réellement.

Un jour, alors que je prenais mon petit-déjeuner dans la maison ou jadis j'ai loué une chambre, j’observe la poule de mes colocataires picorer à mes pieds. Soudain, je vois un parallèle frappant entre ce volatil et l'humanité.
Il m’a alors paru clair que nous étions tous des poulets dans une basse court dirigés par une diversité de coqs eux même dirigés par les fermiers.
Les règles des basses-cours sont simples. Le poussin doit aller à l'école, apprendre à pondre des œufs ou apprendre à encadrer les poules pondeuses, acheter son nid, trouver son coq ou sa poule et faire des poussins à qui il remettra le même plan de vie près fabriqué dès la naissance.

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Tikka, La jolie poule blanche de la maison

Tout arbre serait libre de pousser de travers, pourtant chacun se verra attribuer un tuteur.

Il est parfois très difficile de réaliser que le mal-être qu'on ressent, ou l'incapacité à se sentir vraiment heureux, vient du schéma qui ne nous correspond pas.
Plein de poules et de coqs vivent des vies pleines de doutes et d'illusions de bonheur qui sont en fait appelé joie.

Le bonheur est une situation permanente, un état d'esprit. Les petites joies temporaires d'avoir acheté un nid, d'avoir le nouvel iPhone, ou d'avoir une nouvelle robe sont des leurres. Nous ressentons un court moment de joie et puis nous retournons au point de départ nullement plus comblé. À nouveau, nous achèterons le nouvel iPhone ou une nouvelle robe. Les vacances suivent la même logique, lorsque les congés s'achèvent la joie s'évapore et nous retournons nostalgiques à notre quotidien communément désigné par le terme : obligations.
Les obligations du quotidien nous sont inculquées dès la naissance, rarement remises en question, elles s'imposent comme une base indiscutable même si elles sont subies.

Certains poulets qui lisent plus que ce qu'ils ne tapotent sur leur smartphone, qui se posent plus de questions que ce qu'ils croient bêtement, se rendent compte que le schéma pour eux n'est pas le bon. Pour d’autres, il est parfait. Il y a des poulets qui suivent les règles par confort et d'autre qui en inventent par ennui.

Dans leur quête du bonheur, certaines poules passent un jour le portail de la ferme pour découvrir l'immensité de possibilité et de schémas réalisables.

Dans un vrombissement d’aile, la poule de mon jardin me vole un bout de pain dans mon assiette et s'éloigne à toute allure dans une course incroyablement disgracieuse. Elle s’essuie le bec sur un rocher et reprend sa marche hasardeuse. Elle tourne en rond dans le jardin, tranquille et stupide.
Aujourd’hui et comme souvent, le portail est ouvert. Je m’attends toujours à ce que cet oiseau maladroit s'élance au-dehors les ailes au ciel, caquetant de plaisir, mais il n’en fait jamais rien. Son sort le satisfait, il n'éprouve pas la curiosité d’inspecter au-dehors, peut être ne sait-il pas même qu’il n’est pas libre, puisqu’il est né dans sa prison. Aujourd’hui, comme parfois, la poule s’approche de la sortie, lève le bec en l’air et jette un œil derrière le portail. D’humeur hardie, elle fait 3 pas supplémentaire et voilà sa paire de pattes rendue sur le goudron du trottoir du quartier résidentiel de Bondi, Sydney, Nouvelle galles du sud, Australie, Océanie, Terre… Sa crête rouge tremblote comme de la gelée sur le sommet de son crâne à chacune de ces brusques postures d'observation. Un œil sur le ciel, un œil sur le goudron, une voiture passe, elle s'immobilise. À quoi peut-elle bien penser ? Qu’est-ce qu’elle comprend de tout ça ? Surement autant que nous en regardant Neil Armstrong sur la lune. Ma petite cosmonaute à plumes blanche finit par rebrousser chemin.

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Tikka et mon falafel à l'heure du déjeuner

Les arbres qui ignorent leur tuteur sont montrés du doigt.
Celui la c'est un original… commentent les boulots bien raides, les lèvres arquées par le mépris, devant le hêtre Tortillard. Ces arbres se tordent seulement pour atteindre la lumière depuis l'ombre que la forêt leur fait.

Trouver son bonheur, ou sa situation de joie permanente est un art, car il faut tout réinventer et s'émanciper du regard des autres poulets, volant souvent dans l'incompréhension de ne pas nous voir revenir au poulailler, tenter de devenir chef poulet. Pourquoi ne voudrait-on pas le devenir ? Se demandent ils.
Ma poule a fait demi-tour, car le goudron et les voitures ont eut raison de sa curiosité. Ce n'était pas pour elle, il n'y avait pas de sable pour se rouler dedans et les vers ne rampent pas sur le goudron. Sa perception du dehors est alors arrêtée et personnelle, éprouvée de son point de vue, appuyé par sa raison elle-même basées sur son historique personnel. J’ai une vision tout à fait différente du dehors, je l'ai compris avec mes yeux et le bagage de mes expériences personnelles. Lorsque je sors tous les jours, ma poule doit penser que je suis folle. Quand le portail s’ouvre et qu’elle reste, moi, je pense que c’est elle qui est folle. Ce qui est certain, c’est qu'à moins d’y être entraînés, nous ne pouvons pas nous comprendre. Nous ne pouvons pas nous rejoindre sur une longueur d’onde commune. Il n’y a pas de mots pour transmettre un niveau de conscience différent. Moi, qui vis dehors avec un sac à dos, il y a très peu de chance que je puisse communiquer réellement avec par exemple le PDG d'LVMH. Les niveaux de conscience de la vie et le choix de sa jouissance sont tellement divergeant que c'est presque comme évoluer sur un plan astral différant. Souvent, même lorsqu'on se rend compte qu'on est plus heureux en slip dans la forêt qu'en costard dans le métro, on a du mal à embrasser ses besoins et assumer ses désirs.
Elle trône en 4e place de la pyramide de Maslow, il s’agit de la reconnaissance sociale. Elle est perverse, car elle nous fait parfois faire des choses que nous n'avons pas fondamentalement envie de faire, simplement parce que nous avons besoin d'être tapoté dans le dos par nos patrons, ou parce que nous ne voulons pas être montré du doigt par nos voisins.
Il est vrai que je ne reluis pas en société lorsque les chaussures crottées et les cheveux en bataille, j'annonce que je viens de passer la semaine à dormir dans ma voiture. Même si je ne dis pas que j'ai choisi ce matin une de mes culottes les moins sale pour la remettre à l'envers, je sens parfois le mépris chez une certaine catégorie de gens que j'ai appris à éviter. Chacun sur son plan astral, et les dignités seront bien gardées.

Nous sommes un peu tous abrutis par la société et son fonctionnement complètement absurde. Nous avons perdu, au fil du temps, le sens de la vie. Nous voulons avoir au détriment de ce que nous pourrions être, nous amassons, ignorant les limites du besoin au point d'être possédé par nos propriétés et nous gagnons de l'argent comme une fin en soit, sans plus vraiment savoir contre quoi nous troquons nos heures et sans vraiment réaliser qu'elles sont comptées.

J'ai toujours adoré les cours d'économie, car ils retracent les étapes de l'humanité, du simple et sensé vers l'insensé et la perversion, pour aboutir à un monde ou un bout de papier à la valeur fictive importe plus que le respect, l'amour, la vie d'autrui, et même la planète.

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Assise sur le triste rivage du monde moderne

À l'époque de la faculté, ma prof d'économie avait 2 protagonistes de prédilection comme support de son cours, Robinson Crusoé et Vendredi.
Robinson est sur son île et peine à rester en vie. Heureusement, avec vendredi, ils prennent la décision de planter des pommes de terre. Les voilà agriculteurs, le seul métier sensé, puisque tout le monde est d'accord, pour ceux qui se souviennent, nous travaillons pour bouffer.
Suite a une overdose de patates, ils jettent leur dévolu sur la plantation de courgettes du voisin, sur l'île d'en face. Le troc avait pris naissance. Jusqu’ici tout tenait debout, il s'agissait d'échanges de biens et de compétences.
Puis, pour faciliter les échanges, la monnaie a vu le jour. À la base, cette dernière avait de la valeur par elle-même puisqu'elle était faite de métaux précieux. Aujourd'hui, nous échangeons des bouts de papier et des chiffres par internet, un smartphone est plus important qu’un frigo bien remplie, et nous ne reconnaîtrions plus ni tubercules ni cucurbitacés dans la nature si nous venions, par accident, à nous y retrouver.
Le bonheur ne se trouve t-il pas dans le sens ?
Amasser des conneries inutiles, avoir plus d’argent qu’on ne peut en dépenser et se nourrir du regard des autres n'a pas de sens. Gagner de l'argent pour l'économiser n'a de sens qu'à moins d'être Picsou et de pouvoir nager dedans.

Lorsque nous n'arrivons pas à être heureux, selon moi, c'est que nous avons perdu le sens de la vie.
Sans aller jusqu'à vivre en autarcie avec une paire de poule et un jardin potager, afin de reconnecter avec le sens de nos vies, nous devrions être sûrs d'avoir la réponse à ces 4 questions : Pourquoi je travail ? Dans quoi je veux dépenser mon argent ? Qu'est ce que je veux faire de ma vie ? Quel est mon but ? Il serait judicieux de réapprendre à se poser des questions, et trouver des réponses pour changer ce qui ne tourne pas rond et nous épanouir.

“La folie, c'est se comporter de la même manière et s'attendre à un résultat différent.” — Albert Einstein

Le temps vaut plus que la plus forte des monnaies. L'argent se perd et se gagne. Un jour, nous sommes pauvres, le lendemain, nous faisons fortune. Si nous perdons du temps, nous ne pourrons rien négocier avec Saint Pierre sur les bancs du purgatoire.

Parfois je reste figée devant le sablier qui décompte mes heures et je ne sais pas quoi faire de ce cadeau incroyable qu'est la vie, fournis sans notice d'utilisation.

Je parviens parfois à plonger dans l'océan et faire la planche gaiement, reconnaissante d'être en vie. Parfois, j’échoue sur le sable et les yeux rivés vers les étoiles, je prends conscience d'être aussi insignifiante que les grains de sable sur lesquels je suis couchée.

Il n'y a pas de but ni de réponse, il n'y a qu'un accident qui a fait que nous sommes la, aujourd'hui. Parfois, c’est rassurant, car je réalise que mes erreurs et mes problèmes sont bien insignifiants.

Il doit y avoir un juste-milieu entre ne se poser aucune question, et s’en poser trop. Il faudrait posséder un sac avec juste assez de questions pour compléter le meuble Ikea du bonheur sans se retrouver avec une poignée de pièces restantes qui nous empêche de ressentir l'accomplissement et la logique.

La poule est à mes pieds, couchée sur le sable. Je me baisse pour caresser ses plumes, elle s’enfuit stupidement. La bête ne me reconnaît pas et s'enfuit par instinct du danger alors même qu’aucun événement dans notre historique ne lui permet de m'assimiler à une quelconque menace.
Je la regarde s'éloigner, dandinant bêtement. On ne devient pas un imbécile heureux, comme ma poule, nous naissons en tant que tel, et si nous ne passons jamais le portail, nous le restons.
Le poulet que j’ai sous les yeux ne se pose pas de question et se fiche du dehors, le jardin lui suffit. Cependant, cela ne fait pas de moi un être plus intelligent que ce poulet métaphorique, cela fait de moi un être plus complexe et torturé, qui contrairement au poulet, n’a pas réussi à résoudre l'équation du bonheur avec pourtant les même données.

Je suis bloquée par des questions qui n’ont pas de réponse, pourquoi diable suis-je venue à me les poser ? Ma poule a rebroussé chemin, elle a vu le trottoir, elle a vu la rue et s’en est retourné à son sable, sa gamelle d’eau et le pain complet qu’elle dérobe toujours dans la cuisine et qui fait son bonheur. Je crois qu’elle se fout de savoir d'où vient le pain, et si elle s’est déjà demandé, elle a sûrement choisi de me considérer comme une divinité, la déesse du pain complet.
Moi, lorsque le portail s’est ouvert, je suis sortie en courant, depuis je déambule dans le quartier, cherchant à donner du sens au néant.

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Tikka, en train de voler du pain complet sur le plan de travail, dans la cuisine

Comment trouver un sens à sa vie quand la vie elle même n'en a aucun ?

L'être humain est une peste incroyable pour son environnement, cela ajoute des chapitres conséquents au livre de mon incompréhension de la vie. Puisque je n'arrive pas suffisamment à profiter bêtement de la vie, je pourrai m'embarquer sur un navire de protection des océans et botter le Cul des Japonais. Je pourrai débarquer en Afrique et lutter contre la famine, je pourrai m'enrôler chez WWF et protéger les animaux, victimes de notre présence. Mais je suis toujours rattrapée par ce sentiment étouffant que je ne vais rien changer, que je vais gâcher des précieuses minutes de vie que j'ai tellement peur de gaspiller en choisissant de les dépenser à éponger le sol d'un monde où jamais la pluie ne s'arrête. Les gens souffrant de cet état d'esprit participent d’une grosse pierre à l'édifice de la médiocrité humaine.

Je suis paralysée, et pourtant en mouvement perpétuel autour du monde.

Le voyage m’a ouvert les yeux sur beaucoup de choses, et donner beaucoup de réponses en soulevant d’autres questions.

La vie est un livre, et si on ne voyage pas, on n’en lira jamais qu’une page.

Je crois que je n'ai jamais été plus heureuse que complètement fauchée avec 3 t-shirts sales dans le désert, dormant sur un matelas pneumatique qui permettait au relief aiguisé du sol australien de s’imprimer sur mon coccyx. Un matin, les fesses engourdies, j’ai décidé d'analyser précisément les composantes essentielles de mon bien-être absolu momentané pour dresser ma recette du bonheur et être capable de la cuisiner tous les jours pour moi et pour les autres.

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Sur mon matelas dégonflé, dans le désert Australien, ce matin là, je voulais qu'on me laisse dormir encore 5 minutes, juste 5 minutes

En sommes, oui papa, j’y suis presque, tout va bien, embrasse maman.