El palestino
Il me demande s'il peut faire un selfie avec moi. — Volontiers, que je lui réponds avec un grand sourire. Et là... je rajoute avec malice une condition : un selfie contre une douche.

Station-service Petrobras, au sud de Santiago du Chili.
Elle se trouve sur la mythique route 5, qui traverse le pays du nord au sud, de la frontière péruvienne à la région des lacs – plus de 3 000 kilomètres.
Je sors à l’instant d’un petit bâtiment annexe à la boutique. Sanitaires, douches. J’en ai profité pour une bonne pause. Douche, calme, solitude : un vrai luxe. Je me suis même laissé aller à chanter à la manière d’Assurancetourix, sans risque d’être bâillonné. Puis, rasage. Moustache, petit bouc affûté… D’Artagnan, sors de ce corps ! J’ai l’air du gentilhomme, reste à savoir si j’en ai l’étoffe.
Maintenant que je suis tout propre, tout beau, je vais pouvoir reprendre mon activité d'auto-stoppeur : le lever de pouce. Je me demande si la tendinite du pouce peut être reconnue comme maladie professionnelle pour les auto-stoppeurs.
Je me dirige vers la sortie de la station-service.
Je vois deux vendeurs ambulants à l'endroit où je pensais faire du stop. L'un vend des boissons (sodas, eaux minérales, thé, café), l'autre a quelques cagettes de pêches à écouler. En Europe de l'Ouest, cette situation aurait été un frein pour mes projets de stop. Mais, Dieu merci, pour le coup, nous ne sommes pas sur le Vieux continent.
Après les avoir amicalement salués, je pose mon sac à quelques mètres d'eux et je commence à tendre le pouce.
Quelques minutes s'écoulent. Le vendeur de fruits m’interpelle. Je m’approche, n’ayant pas compris sa question. Il me demande d’où je viens et où je compte aller.
Je lui réponds que cela fait déjà un peu plus de trois mois que je suis arrivé en Amérique du Sud, à Sao Paulo, pour entreprendre un tour du continent en stop, et qu'après avoir atteint Ushuaïa, je remonte vers le nord.
La conversation est lancée. Plein de questions. Mon itinéraire sud-américain ; les pays que j'ai visités avant l'Amérique ; l'endroit où je vis ; mon métier ; ma famille. Il veut tout savoir ! Autant le vendeur de boissons se désintéresse rapidement de la conversation, autant mon interlocuteur est aux anges, il a les yeux qui brillent. Puis, il me demande s'il peut faire un selfie avec moi.
— Volontiers, que je lui réponds avec un grand sourire. Et là... je rajoute avec malice une condition : un selfie contre une douche. Alors que j'en ai pris une, il n'y a même pas une demi-heure. Il sort son téléphone et me dit "Marché conclu !" avant de s'éloigner de quelques pas pour passer un appel.
Un peu abrupte cette fin de discussion... Ma foi, je ne m'en formalise pas. C'est reparti pour du lever de pouce.
Mon vendeur revient vers moi au bout de quelques minutes.
— Ce soir, on célèbre les 45 ans de ma sœur. Tu es invité. Enfin, si tu as envie de te joindre à nous...
J'accepte.
Au bout d'une heure, nous quittons la station-service. Quelques cagettes ont pu être vendues. Direction la banlieue ouest de Santiago. C'est pendant le trajet que j'en apprends un peu plus sur mon vendeur. Il est ouvrier cordiste polyvalent et vend des fruits et légumes de saison qu'il achète en semi-gros en plus de ses chantiers. Il s’appelle Omar et il est issu de la diaspora palestinienne. Il m’explique qu’ici vit la plus grande communauté palestinienne hors du Moyen-Orient et que cette immigration a commencé au XIXe siècle, à l'époque de l'Empire ottoman, et s'est amplifiée après la Seconde Guerre mondiale.
Après ma rencontre avec l'importante diaspora syro-libanaise d'Argentine, me voilà avec un représentant palestinien.
Même si je n'ai pas encore mis les pieds en Palestine, j'ai tellement de bons souvenirs de mes voyages au Levant et au Moyen-Orient, que cet anniversaire ne peut que bien s'annoncer...
Nous arrivons à bon port. Petite résidence HLM de banlieue, sans que cela soit pour autant le ghetto.
Une fois arrivé à l'appartement de sa sœur, Amira, je fais la connaissance du reste des participants. Il y a ses deux filles, 23 et 18 ans, ainsi que son fils de 22 ans. Un anniversaire en petit comité.
Une fois les présentations faites, Amira me demande où sont mes affaires de rechange. Je ne comprends pas, devons-nous aller dans un restaurant huppé ?
Mais non ! Que nenni ! Elle me dit que si je prends soin de me laver, autant enfiler des vêtements propres. Pendant ce temps, elle lancera une lessive.
L'accueil oriental ne s'est point perdu, malgré la distance...
Ces petites péripéties passées, je me retrouve attablé avec mes hôtes. Je suis à peine plus vieux que la fille aînée d'Amira. Cette dernière pourrait être ma mère, ou plutôt ma belle-mère, comme je vais m'en rendre compte assez rapidement car, s'il est vrai que sa fille aînée ne me laisse pas indifférent, c'est surtout sa petite sœur qui tout au long de la soirée se montrera de plus en plus entreprenante à mon égard.
Je suis donc pris entre une multitude d'échanges en espagnol, entre la petite sœur, manifestement intéressée par ma présence, la grande sœur qui a bien vu mes œillades, et Omar et Amira qui commencent à parler géopolitique du monde arabe avec les interférences occidentales, tout en me demandant mon avis. Je ne sais plus où donner de la tête.
Cervantès, aide-moi s'il te plaît !
On passe au gâteau.
Ah ! Enfin !
On vient de parler de la Libye, de la Syrie, des attentats en France. Avec quelques détours et incompréhensions dues à une compréhension encore imparfaite de l'espagnol, j'ai pu donner mon avis sur la chose.
L'Occident devrait arrêter de vouloir être le gendarme du monde et imposer son raisonnement socioculturel partout dans le monde au risque que cela se retourne contre lui. Aider les pays qui le lui demandent, soit, mais laisser tranquille ceux qui ne lui demandent rien.
Nous étions sur un terrain glissant.
En tant que Sud-Américains, ils ont du mal à comprendre l'importance que nous accordons à des attentats terroristes ponctuels en Occident qu’ils perçoivent comme un retour de bâton inévitable de la politique de ce Grand Occident, alors que dans le reste du monde, ce nombre de morts d'attentats occidentaux, c'est le quota hebdomadaire et personne n'en parle.
Nous voilà donc face à ce fameux gâteau. Tout crémeux. Immaculé. Tellement... américain ! Une part, ça passe. La deuxième, en revanche, est tout de suite écœurante ! Tentons de faire bonne figure !
Je n'ai pas tout compris à l'enchaînement, mais soudainement la fille aînée d'Amira et son fils partent. Je me retrouve seul à côté de Sana qui n'attendait que ça, apparemment. Mon look d'Artagnan fait-il effet ?
Elle se fait tactile. Elle veut connaître les endroits par lesquels je suis passé en Argentine. Je lui montre la carte que j'avais encore dans mon sac.
Elle semble hypnotisée par chaque mot que je lui déballe malgré mon espagnol hésitant. Au moment où je lui propose de garder cette carte routière argentine, elle me prend dans ses bras et me fait un câlin. J'en suis éberlué, je ne sais comment réagir… Tout va trop vite... en quelques minutes, après avoir discuté de géopolitique avec son oncle et sa mère, je me trouve dans ses bras. Elle était touchante, mais je ne ressentais pas ce petit quelque chose… Peut-être parce que mes regards avaient déjà croisé ceux de sa sœur.
Elle me demande, droit dans les yeux, si je sais danser. J'ai mon échappatoire. Je lui réponds par la négative. Elle a l'air fortement déçu.
Il commence à se faire tard. Avec Omar, nous quittons Amira et sa fille.
Comme si cela allait de soi, Omar m'invite à dormir chez lui. Avait-il senti la tension entre sa nièce et moi…? Je n'en ai pas la moindre idée, et nous n'en avons pas parlé.
Nous arrivons à la maison d'Omar, sur les hauteurs de Santiago.
Nous nous installons dans son jardin. Placés comme nous le sommes, nous ne voyons pas la grosse ville en contrebas. Des petits îlots de lumières, ici et là, ainsi qu'un ciel noir tacheté d'étoiles. Nous restons un moment silencieux tous les deux, perdus dans nos pensées.
Après une courte nuit de sommeil, nous sommes à nouveau dans son jardin.
Debouts, fumant chacun une cigarette, nous regardons poindre l'aube à l'horizon. Les mots sont souvent superflus.
Soudainement, Omar me demande si j'aime le foot. Oui, j'aime bien. Même si je ne suis plus un suiveur assidu comme au temps de mon adolescence. J'arrive à lui citer les noms de Marcelo Salas et Ivan Zamorano, les deux seuls joueurs chiliens que je connais. Ils avaient pris part à la coupe du monde de foot remportée par la France en 1998. J'avais dix ans ! Il sourit, étonné que je m'en souvienne.
Il me fait signe de le suivre. Je le retrouve à l'intérieur, en train de fouiller consciencieusement dans un meuble, comme si sa vie en dépendait.
Finalement, il se redresse et se tourne vers moi, un maillot entre les mains. Un sourire irradie son visage. Il me montre le maillot, des deux côtés, puis me dit :
— J'aimerais t'offrir ce maillot. Accepte-le, je t'en prie.
C'est le maillot du Palestino. Un club de première division chilienne, au palmarès modeste, certes, mais connu au Chili et important aux yeux d'Omar. Ce club a été fondé par la diaspora palestinienne. Je trouve ce maillot joli, composé de bandes verticales de couleur blanche, verte et rouge. Mais surtout, ce qui le rend particulier, c'est son flocage dans le dos. C'est le 11. Chacun des deux « 1 » représente la Palestine « historique ». J'accepte son cadeau.
On m'en a offert des maillots pendant mes voyages, mais j'avoue que celui-là me touche particulièrement.
Nous partons chercher son fils. Il lui avait promis de passer la journée à faire de l’escalade.
Je finissais ma deuxième cigarette, assis sur le capot de la voiture, quand Omar revint avec un garçon d'à peine dix ans.
— Voilà mon fils ! Me dit Omar, en me présentant l'enfant.
Je lui serre la main.
— Buenas, jefe !
Nous reprenons la route à trois.
Nous arrivons dans une station-service, celle d'hier après-midi ! Omar s'était dit que j'allais vouloir reprendre la route là où je m'étais arrêté !
Nous prenons notre petit déjeuner dans la partie restauration de la station-service. Le père explique à son fils que je voyage autour du monde pour rencontrer les gens, pour les connaître et pour voir toutes les plus belles montagnes qui existent sur Terre. Le fils d'Omar est subjugué, les yeux qui pétillent. Bon, il y a un peu d'exagération, notamment pour les montagnes, mais je ne corrige pas. Que ne vaut pas la joie d'un enfant ...?
Père et fils m'accompagnent jusqu'à l'emplacement sur lequel la veille, j'avais posé mon sac. Une accolade. Omar me remercie. Je lui dis que non, c'est à moi de le remercier. Je les regarde s'éloigner, puis, soudain, Omar s'arrête. Il se retourne, un grand sourire gravé sur le visage. Il revient vers moi tout en sortant son smartphone de sa poche, puis il me dit, presque en rigolant :
— Tu crois que je peux avoir mon selfie maintenant...?
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"La terre des poules"
Un recueil d'aventures extravagantes mais véridiques, au fil des pages duquel on frissonne, on rit, on se cultive, mais surtout, on voyage.
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