Des amphores et des emmerdes, partie 3
Les gars échangent entre eux par talkiewalkie, ils notent ma plaque d’immatriculation, ils tournent autour du camion… Peut-être bien qu'ils ont les infos de la douane… peut-être même qu'ils attendaient le camion. J'ai un pic de stress que je dissimule tant bien que mal.
Grèce 2019
J’ouvre les yeux après quelques petites heures de sommeil en pointillés. Je suis définitivement réveillé par le va-et-vient des voitures dans la station à laquelle je me suis arrêté, mais surtout, comme d'habitude, par le boitier de ceinture qui me fend les côtes. La chaleur compacte du soleil matinal décourage toute tentative de grasse-mat. Je reprends la route en me remémorant la situation dingue qui s’est produite la veille pendant le contrôle de flics… Je ne saurai jamais ce qu’ils cherchaient, ou bien qui ils cherchaient.
Je roule dans la chaleur déjà très lourde en direction de Durrës pour trouver un ferry pour l’Italie. Je profite de la route pour actualiser mentalement ma réponse à la question qui peut arriver à tout moment: « Qu’est-ce qu’il y a dans ce camion ? » Maintenant il n’est plus question de parler de la Géorgie ou même de la Turquie sous peine de devoir fournir des documents pour justifier ma cargaison. Ma réponse se profile : « J'ai acheté ces amphores pour moi-même en Grèce à un artisan.» Étant entré "à ma façon" dans l’espace Schengen, on ne devrait pas me demander de justificatif ni même de passeport qui pourrait trahir ma provenance réelle. Je m’invente plusieurs scénarios avec des questions variées pour m'entrainer à répondre avec le plus de fluidité possible, sans bafouiller. Exercice pas si simple avec ma dette de sommeil qui s'alourdit et mon stress de voir dans mon rétro une voiture de flics qui chercherait un camion Mercedes avec une cabine rouge.
J'arrive en début d'après-midi au port de Düres.
Le prochain ferry pour l'Italie n'est que demain à 21 h 00.
«Ah ouais ! Une journée et demie à tuer...»
Bon, soit, je réserve ma place dans un mélange douloureux "d'anglogrec".
Je ressors sur le trottoir dans la chaleur pesante. L'idée de patienter dans le camion jusqu'au lendemain, comme une carbonade à l'étuvée, ne me séduit qu'à moitié. Il y a une pancarte "hôtel" un peu plus loin, je vais aller voir.
Hôtel 3 étoiles, climatisé, terrasse… c’est bon, j’ai trouvé quoi faire.
Je rentre dans un beau hall, soigné, climatisé et propre… Mon apparence contraste pas mal avec celle des lieux. Je demande une chambre à la réceptionniste qui me toise un instant avant de se résigner à faire son travail.
En arrivant dans la chambre, je me jette immédiatement sous la douche. Les voyageurs connaissent cette sensation tellement agréable du contact de l’eau chaude qui coule sur cette peau sale qui n’a pas vu de pommeaux depuis des jours. Un vrai bonheur ! J’enfile ensuite le peignoir puis je me jette sur le lit. Il fait vingt degrés dans la chambre, soit presque 20 de moins qu'au-dehors. La sieste est inévitable.

Je ne rends la clé qu'à l’heure limite car rien d'autre ne m'attend dehors que la caninule jusqu'à 21 h 00, heure d'embarquement. Je passe tout l’après-midi à zoner non loin du port en cherchant des coins ombragés.
Vers 19 h, je commence à me rapprocher pour avoir un œil sur l’embarquement et son déroulement. Lorsque les premiers véhicules embarquent, il fait presque nuit. Je décide de m'insérer au moment où il y a le plus de monde pour me fondre dans le rush. Cela augmentera les chances que les douaniers choisissent une autre cible.
Échec.
— Bonjour, billet de transport et passeport ! Vous avez quoi dans le camion ?
— Bonjour, ce sont des amphores
— C’est quoi ? Ouvre la porte.
« C'est reparti ! »
Trois douaniers affichent une mine étonnée à la vue des gros pots de terre retournés. Les voilà qui se concertent, se questionnent, se consultent. Puis ils pénètrent dans la caisse pour tapoter les amphores. Je crois comprendre qu’ils se demandent s’il n’y a pas de clandestins cachés dedans. Ça dure ...
Ils tournent autour du camion, l'un d'eux monte même sur la cabine pour regarder
dans le déflecteur. Saoulé et impatient, je m'efforce soudain de prendre un air étonné avant de les questionner : « c'est bon, je peux y aller ? », la réponse est rapide : « non ! »
Les gars échangent entre eux par talkiewalkie, ils notent ma plaque d’immatriculation, ils attendent des réponses, ils retournent autour du camion… Peut-être bien qu'ils ont les infos de la douane… peut-être même qu'ils attendaient le camion. J'ai un pic de stress que je dissimule tant bien que mal. Je dois paraitre détendu et surtout étonné d'un tel bazar pour quelques pots de terre. Je me dirige vers celui qui me parait être le chef : « alors ? Qu’est-ce qui se passe ? »
Sa réponse est celle que je ne voulais pas entendre: « Problem ! »
Une trentaine de minutes s'égrainent. Les douaniers sont finalement prêts à me communiquer des infos, mais je ne comprends pas grand-chose. Ils sont
agacés. Finalement, l'un d'entre eux me présente mon billet en tapotant du doigt la partie sur laquelle sont notées les dimensions de mon véhicule. Je saisis enfin qu'il y a une erreur à ce niveau-là. Le soulagement est intense, mais je m'efforce de simuler l'inverse pour que tout le monde reste concentré sur la taille de mon camion plutôt que sur son chargement. Je commence donc à râler en contestant l'erreur. C’est bien la bonne catégorie et je perds du temps pour rien avec leurs histoires… Mais un employé du port m'annonce qu'ils ne changeront pas d’avis et qu’il me faut payer les quelques dizaines d’euros pour régulariser mon billet. Je fais mine de râler tout en cachant ma satisfaction.
Au moment où mes pneus mordent sur la passerelle du navire, la pression redescend. Je jette mon sac dans un petit coin "cosy" du bateau et j'attends patiemment la suite des évènements.
Un peu avant l'atterrissage sur la côte italienne, je remets à jour mon histoire au sujet de ma cargaison. Les Grecs n'ont vu aucun problème, ce serait un argument de taille. En revanche, la date de mon contrôle technique est dépassée… Jusqu'ici cela n'était pas problématique car ce concept n'existe pas partout. Beaucoup de pays ignorent ce qu'est cette vignette. En revanche, en Italie les flics savent très bien de quoi il s'agit.
Au moment de débarquer, ma boule de stress reprend sa place. Je me récite par cœur mon histoire. On approche des contrôles, ça va être mon tour, je suis prêt… et contre toute attente on me fait signe de circuler, excellent ! Je me permets même un petit geste de la tête à l’agent.
Ça faisait un moment que les choses n’avaient pas été si simples à un passage, je m’en réjouis et reprends une bouffée d’énergie, accompagnée de musique, toujours la même car je n’ai qu’un seul CD de Limp Bizkit que j'ai trouvé dans le camion.
Je suis parti pour plusieurs heures de route jusqu’en France.
Au fur et à mesure que j’approche du col de Montgenèvre, je réactualise mon histoire : mes amphores deviennent italiennes. Le but est d'inspirer le moins de méfiance possible auprès des douaniers suspicieux par nature. Bien sûr, il faudra également tomber sur quelqu'un de souple car je rappelle que mon contrôle technique n'est plus valide.
Je monte le col que je connais bien puisque je vis depuis quelques années juste de l’autre côté. C’est l’étape finale…
Après le dernier virage, je vois le poste de douane. Certains jours il y a plusieurs douaniers et beaucoup de contrôles. D’autres jours il n’y a personne et la circulation est libre. Merci, Schengen.
Malheureusement aujourd'hui, je vois deux douaniers en poste. La pression remonte. S'il faut contrôler un véhicule, c'est bien mon vieux camion et sa caisse rouge. J’arrive à leur hauteur, nos regards se croisent. Je plante des yeux assurés et innocents dans les leurs. Ils me font signe de continuer. Merci, Monsieur l’agent, ça m’arrange.
Ça y est, je suis en France, je descends le col et de l’autre côté je retrouve le pote avec lequel j'ai investi dans les amphores. Je lui raconte toute cette aventure autour d’une bière, on rigole bien ! Nous avions prévu de démarcher des viticulteurs français pour leur revendre nos produits. La partie commerciale serait celle de mon pote, c'est là qu'il prend le relais. Après un premier tour dans le sud de la France, notre collaboration ainsi que notre amitié prend une fin abrupte. Nous nous sommes brouillés pour des histoires qui… disons simplement des histoires qui brouillent souvent les garçons entre eux…
J’ai donc décidé de brader les amphores et le camion à un contact qui avait déjà un filon d’ouvert et quelques amphores en stock. Finalement les comptes sont revenus presque à zéro, j’ai même perdu un peu d’argent.
Tout ça pour ça, me direz-vous ! Alors oui, j’ai perdu quelques centaines d’euros sur les milliers investis, mais en revanche, j’ai gagné l’essentiel. Le plus important n’était pas l’argent mais le voyage, l’aventure et les émotions qui vont avec. De ce côté j’ai été bien servi et j’ai été content de vous les narrer ici.
FIN
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Un recueil d'aventures extravagantes mais véridiques, au fil des pages duquel on frissonne, on rit, on se cultive, mais surtout, on voyage.
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